Polaroïds, là où est l’Ensemble Hopper aujourd’hui

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Polaroïds. Jean-Luc Fafchamps (1960-) ; Jean-Yves Colmant -1966-) ; Stefan Hejdrowski (1993-) ; François Couvreur (1992-) ; Stéphane Orlando (1979-) ; Gaëlle Hyernaux (1979-) ; Martin Loridan (1980-) ; Gilles Doneux (1985-). Ensemble Hopper. 98’06" – 2023 – Livret : français. Soond. SND23013.

Troisième étape du travail discographique entamé par le Forum de la Création Musicale à l’occasion de ses 20 ans (et de son changement de nom), ce double album, publié chez Soond, est confié à l’Ensemble Hopper, dans une configuration particulièrement élastique puisque qu’on y brosse du solo au tutti. Au programme figurent huit œuvres, choisies assez librement par l’Ensemble Hopper (en collaboration avec le Forum), le plus souvent puisées dans un répertoire -construit, de création en création, dix ans durant lesquels les musiciens, au départ étudiants du Conservatoire royal de Liège désireux de défendre les pièces de leurs condisciples, passent les uns après les autres, au statut de professionnels et consolident un ensemble de huit interprètes dirigés-, toutes comme un reflet de la relation entre l’orchestre et le compositeur.

La chose s’entame d’un parfum délicieusement décadent, exhalé de l’atmosphère intrigante du Khorram ân ruz, pièce de Jean-Luc Fafchamps, créée par l'ensemble Hermès au Singel d’Anvers le 25 avril 2018, autour du texte du philosophe mystique Hafez, perse de Chiraz au 14ème siècle : le poème parle de l’espoir du retour chez soi et la musique naît (autour) de la voix de la soprano nantaise Donatienne Michel-Dansac, la première sans cesse ramenée à la seconde (et versa-vice) – en particulier par l’électronique du Centre Henri Pousseur (la réverbération par convolution, qui simule les caractéristiques sonores d’un espace, réel ou virtuel). Écrite pour violon, alto, violoncelle et percussions, Never Breaking Wave de Jean-Yves Colmant est, elle, une création : enregistrée au Noise Factory Studio avec Gérald Jans -c’est là que la moitié des pièces ont été captées, une expérience pour Hopper, l’occasion d’affiner ses capacités techniques et de gérer l’énergie au long d’une journée complète plutôt que sur la durée d’un concer-, les percussions y titillent les cordes et celles-ci répondent à l’injonction, comme à la poursuite d’une vérité à déterrer -dans une exégèse qui ne se permet une dramatisation que contenue.

Allongée sur le vide, fruit d’une bourse de composition du CHP accordée à Stefan Hejdrowksi, est jouée pour la première fois le 12 mai 2019 lors du festival Images Sonores à Liège : c’est une pièce d’envergure (une petite demi-heure) qui, outre la voix, la flûte (Albane Tamagna) et le violoncelle (Ian-Elfinn Rosiu), nourrit goulûment ses textures d’électronique (Gilles Doneux et le compositeur), aux allures parfois spatiales (on pense au monolithe noir du film de Stanley Kubrick, si associé aux sons de György Ligeti) et provoque plus d’une fois la chair de poule, mêlant les émotions, entre menace sourde et beauté céleste.

Ce n’est pas la première fois que l’ensemble interprète et enregistre une de ses pièces, et c’est alors l’occasion pour François Couvreur, co-directeur artistique (avec François Deppe) de l’Ensemble Hopper, qui n’aime pas beaucoup jouer sa propre musique, de délaisser sa guitare électrique et de se concentrer sur l’écoute : elle n'est qu'un paquet d'eau sonore, un titre en référence à l’écrivain martiniquais Aimé Césaire, démarre avec la hargne de ces quelques mots énigmatiques pris à son Cahier d’un retour au pays natal, un piano qui claque ses notes comme des gifles, sec et dur quand la clarinette s’attache (avec impuissance) à adoucir le propos, des stridences pointues pour chasser les « larbins de l’ordre » et les « hannetons de l’espérance », qui en viennent à une résolution suspecte, clôturant, en une montée elliptique, à la Lionel Penrose, dont on ne sent pas la fin, un morceau intense et perturbateur.

Gibellina, qui fait partie des compositions avec lesquelles Hopper a tourné au Canada il y a quelques années (il y retourne au printemps), convoque toutes les ressources de l’ensemble : Stéphane Orlando s’y montre généreux, tonitruant, hardi et indomptable, amenant, en particulier la guitare électrique, à une acmé régressive, qui se défait ensuite de son irritation comme un grizzli misanthrope -lentement et à contrecœur. Inspiré par ses recherches en matière d’air et de souffle -sa thèse de doctorat de 2022 à l’Université de Leeds examine leur place en tant que matériel de composition-, Martin Loridan écrit Ātma(n) en 2018, pour clarinette, alto, violon, violoncelle et percussions : la pièce chuinte, bruisse, balaie et, parfois, virevolte.

Pour violoncelle et -une bonne dose d’- électronique, Avatar, ou A la recherche du 120 est enregistré en concert, le 19 février 2019 à l’espace Senghor (dix ans après sa création au Festival Images Sonores) : Gaëlle Hyernaux nous donne à entendre un monde expansé qui, tel un exosquelette démultipliant les possibilités mécaniques humaines, transmute circuits imprimés et transistors en prothèses instrumentales, affranchissant l’acoustique de ses limites. Capté à la même occasion, (Dé)fragmentation 2.0, (son compositeur Gilles Doneux, réalisateur en informatique musicale au CHP, siège à la table), pièce mixte elle aussi, dessine un univers aux hachures incisives, dont la fin boucle sur le commencement.

Polaroïds, photo instantanée figeant un moment la progression de l’Ensemble Hopper, trace en même temps un état des lieux réjouissant de la création contemporaine en Belgique francophone.

Son : 8 – Livret : 6 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9

Chronique réalisée sur base de l'édition Compact Disc.

Bernard Vincken

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