Portrait d'Alfred Dubois, professeur d’Arthur Grumiaux

par

Henri Vieuxtemps (1820-1881) : Concerto n° 5 en la mineur pour violon et orchestre op. 37 ; Romance pour violon avec accompagnement de piano op. 40 n° 1. César Franck (1822-1890) : Sonate en la majeur pour piano et violon CFF 123. Eugène Ysaÿe (1858-1931) : Rêve d’enfant, pour violon avec accompagnement de violon op. 14 ; Sonate pour violon seul en ré mineur, op. 27 n° 3. Œuvres pour violon et piano de Pietro Nardini (1722-1793), Joseph Jongen (1873-1953), Eugène Voss (1883-1952), Fernand Goeyens (1892-1965), Alex De Taye (1898-1952) et Chrétien Rogister (1884-1941). Alfred Dubois, violon ; Fernand Goeyens et Marcel Maas, piano ; Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire royal de Bruxelles, direction Désiré Defauw. 1928-1947. Notice en français, en anglais, en néerlandais et en allemand. 94’00’’. Un album de deux CD Musique en Wallonie MEW 2204.

Dans la biographie qu’ils ont consacrée à Arthur Grumiaux (Payot Lausanne, 1996), Laurence et Michel Winthrop évoquent un témoignage du pianiste Emile Bosquet (1878-1959), fondateur en 1922, avec le violoncelliste Maurice Dambois (1889-1969), du Trio de la Cour de Belgique, complété au départ par le violoniste Hector Clockers (1901-1965). En 1927, Alfred Dubois remplaça ce dernier. Ce trio donnera de très nombreux concerts et enregistrera pour le label Columbia. Bosquet a dit au sujet de son partenaire qu’Alfred Dubois, en plus de ses qualités exprimées au travers d’une grande simplicité, de l’équilibre parfait entre l’instinct et l’intelligence, de la grande sûreté de jeu, s’imposait irrésistiblement par le charme de sa sonorité et de son phrasé. Le chambriste était en possession d’une musicalité sans défaut et d’une belle adaptation à tous les styles, des plus anciens aux plus modernes (o. c. p. 31). Le même Bosquet signalait dans la foulée les connaissances de Dubois en lutherie, son enthousiasme, sa culture, sa finesse et son humour tranquille. C’est à cet artiste, très réputé de son vivant, né à Molenbeek/Bruxelles le 17 novembre 1898, que Musique en Wallonie vient de consacrer un album de deux CD, enrichi, comme d’habitude chez ce label, d’une iconographie choisie avec soin, dont une élégante photographie de ce maître, portant une dédicace à Grumiaux, datée du 1er novembre 1944.

La notice de Manuel Couvreur nous apprend qu’issu de parents verviétois, établis dans la capitale l’année de sa naissance, le jeune Alfred entre au Conservatoire de Bruxelles à l’aube de ses dix ans et étudie avec Alexandre Cornélis (1848-1917), disciple, assistant et successeur de Vieuxtemps. Il remporte le premier prix du concours Vieuxtemps à Verviers en 1920 ; Ysaÿe fait partie du jury. De ce dernier, Dubois reçoit des conseils et des encouragements ; ceux-ci se prolongent par des invitations à des concerts de musique de chambre, où il remplacera notamment Ysaÿe lors d’un programme Bach avec Jacques Thibaud. Pendant les cinq premières années de la décennie 1920, Dubois fonde un quatuor à cordes, puis un trio, qui va devenir un quatuor avec piano, mais se produit aussi comme soliste dans un cinéma. On lira plus de précisions sur sa carrière dans cette présentation détaillée, notamment sa participation au Trio de la cour déjà évoquée, sa nomination comme professeur au Conservatoire de Bruxelles en 1927, où il comptera Grumiaux parmi ses élèves au début des années 1930, et l’opportunité qui lui est fournie dès 1927 d’enregistrer pour le label Columbia, pour lequel il va signer maintes gravures notamment de Bach, Mozart, Beethoven ou Debussy. La relation avec Grumiaux sera fondamentale pour ce dernier, une affection paternelle et filiale unissant les deux artistes. Dubois sollicitera même l’aide la Reine Elisabeth en 1941 afin d’éviter à Grumiaux la mobilisation.

Dans les années 1930, Dubois bénéficie d’une remarquable réputation. Il a pour accompagnateur Fernand Goeyens (1892-1965), dont il interprète souvent les œuvres, mais aussi Marcel Maas (1897-1950) pendant douze ans, avec lequel il accomplira une tournée aux Etats-Unis en 1938, où il sera couvert d’éloges, avant Berlin et l’Italie. Sa carrière internationale est brisée par la guerre. Il se consacre pendant le conflit à la musique de chambre. Lorsque celui-ci se termine, il repart en tournée, notamment en France avec Gerald Moore (1899-1987) ; ils enregistreront à Londres en 1947. Mais Dubois décède d’une embolie à son domicile ucclois le 24 mars 1949. Il a à peine cinquante ans. 

Le présent album propose un panorama sélectif d’enregistrements réalisés pour la Columbia entre 1928 et 1931, ainsi qu’une gravure de 1947. Il est représentatif d’un art raffiné, pur et naturel. Comme soliste, Dubois a joué sous la direction de chefs prestigieux : Charles Munch, Hermann Scherchen ou Felix Weingartner. Ici, c’est sous la direction de Désiré Defauw (1885-1960), lui aussi violoniste de formation, avec l’Orchestre du Conservatoire de Bruxelles, qu’il enlève en 1930, dans un geste élégant et plein d’allant, le Concerto n° 5 de Vieuxtemps. Avec Fernand Goeyens, en 1929, il propose du même maître verviétois une délicate Romance, mais aussi d’Ysaÿe, le Rêve d’enfant, avant de se lancer avec ferveur dans sa troisième sonate de l’opus 27, une première discographique qui date, elle, de 1947. Mais c’est surtout la Sonate de Franck, en dialogue avec l’excellent Marcel Maas, qui impressionne, en 1930, par son intensité émotionnelle et son équilibre de chaque instant.

Le second disque montre l’intérêt d’Alfred Dubois pour la musique belge de son temps. Avec Fernand Goeyens, il grave, toujours pour Columbia, une série de petites pièces entre 1928 et 1931. On découvre ainsi une Serenata de Joseph Jongen, une Sérénade d’Eugène Voss et une autre de Chrétien Rogister, une Humoresque et une aubade du prolifique Alex de Taeye. La part belle est faite à son partenaire : un Paysage triste, une Humoreske et une Habanera de Goeyens. Ces apports à des pages peu courantes sont servis avec clarté et finesse.

On lira aussi avec intérêt la question que se pose, dans un texte de deux pages, la violoniste et chercheuse Joanna Staruch-Smolec, qui a effectué des recherches en vue d’une thèse sur l’expressivité violonistique d’Eugène Ysaÿe : Alfred Dubois est-il le chaînon manquant entre lui et Grumiaux ? Elle souligne le son précis et chaleureux qui était le sien, son inscription dans la tradition violonistique du XIXe siècle, mais aussi son économie et sa cohérence stylistique singulière. L’évocation de clichés anonymes réalisés pour ses élèves sur la tenue de l’archet, dont deux sont reproduits dans le livret, aboutit à la conclusion d’un style qui n’est jamais inexpressif et d’une lecture délicate et subtile des partitions. C’est ce que démontre largement cette anthologie, dont la provenance des exemplaires, numérisés avec soin, émane de la Médiathèque musicale de Paris, du Fonds Yves Bécko et d’un collectionneur privé, Georges Cardol, historien spécialisé de la musique de la région verviétoise. On saluera l’initiative de Musique en Wallonie, qui, une fois de plus, met en valeur le patrimoine musical belge.

Note globale : 9

Jean Lacroix 

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