Premier enregistrement mondial du Timbre d’argent de Saint-Saëns

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Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Le Timbre d’argent, drame lyrique en quatre actes. Hélène Guilmette (Hélène), Jodie Devos (Rosa), Edgaras Montvidas (Conrad), Yu Shao (Bénédict), Tassis Christoyannis (Spiridion), Jean-Yves Ravoux (Patrick), Matthieu Chapuis (Un mendiant) ; Accentus, Les Siècles, direction François-Xavier Roth. 2017. Livret en anglais et en français. Texte complet de l’opéra, avec traduction anglaise. 147.29. Un livre-disque de 2 CD Bru Zane BZ 1041.

Vingt-cinquième volume, déjà, dans le domaine de l’opéra français, de cette précieuse collection de livres-disques du Palazzetto Bru Zane. Un bref regard en arrière confirme que le projet de favoriser la redécouverte du patrimoine du grand XIXe siècle recèle des trésors oubliés ou négligés, de Gounod à Hérold, de Méhul à Offenbach, de Massenet à Messager et quelques autres. Pour Saint-Saëns, il s’agit de la troisième résurrection : après Les Barbares en 2014 et Proserpine en 2017, voici Le Timbre d’argent. Le temps est loin, et c’est justice, où l’on devait se contenter du seul Samson et Dalila et de l’un ou l’autre extrait des treize opéras de Saint-Saëns, pour apprécier les qualités lyriques de ce compositeur si vite et si légèrement taxé de « facilités mélodiques » (comme si c’était une tare !). En 2018, le label B Records ajoutait le chaînon Ascanio à cette liste que nous espérons voir se compléter dans des délais que nous espérons courts.

Composé en 1864 et créé avec d’importantes modifications treize ans plus tard, Le Timbre d’argent va encore connaître des révisions qui sont détaillées dans un texte passionnant de Hugh Macdonald. On sait le soin et la rigueur qu’apporte le Bru Zane à la partie documentaire de ses livrets ; c’est encore le cas ici. L’objet livre-disque, élégant écrin illustré avec goût comme toujours, relève aussi de la pédagogie musicale, ce dont on se réjouit abondamment. On laissera donc au mélomane le plaisir de découvrir les explications sur la redécouverte signées par Agnès Terrier et Alexandre Dratwicki, l’article déjà cité sur « les transformations » de l’œuvre, les détails de sa genèse par Marie-Gabrielle Soret, le regard de Gérard Condé sur ce « galop d’essai » de Saint-Saëns dans le domaine lyrique (la commande date de la fin de la décennie de ses vingt ans), ainsi que deux textes du compositeur lui-même, un article de mai 1911 et la note du programme de 1914.

C’est donc un demi-siècle de péripéties qu’a connu cette partition, depuis les débuts de la composition jusqu’aux représentations à la Monnaie de Bruxelles en mars 1914, pour lesquelles Saint-Saëns écrivait que son opéra « a été entièrement remanié par l’auteur : il a supprimé quelques passages, ajouté beaucoup de musique nouvelle (…), ajoutant que l’ouvrage « va de la Symphonie à l’Opérette en passant par le Drame lyrique et le Ballet », et qu’il « s’est efforcé néanmoins de lui donner une certaine unité ». C’est cette ultime version qui a été enregistrée au Studio de la Philharmonie de Paris les 26 et 27 juin 2017, après avoir cinq représentations ( 9 et 19 juin) à l’Opéra-Comique, en version scénique. 

La rareté de cet opéra mérite que l’on s’arrête un instant sur le contenu du livret de Jules Barbier et Michel Carré, qui écriront pour d’autres compositeurs (Gounod, Meyerbeer, Thomas…). En période de Noël, un peintre méconnu, Conrad, est désespéré face à la misère de sa vie. Il refuse l’amour que lui voue Hélène et n’écoute pas les conseils de Benedict, le frère de celle-ci. Il pense sans cesse à une danseuse, Fiametta (rôle muet). Le médecin Spiridion, qui a les traits du diable, lui propose un marché. Il lui remet une clochette magique (le « timbre d’argent ») qui lui apportera la richesse lorsqu’il la fera retentir mais, en contrepartie, quelqu’un mourra. Le malheur va frapper lorsque Conrad se décidera à utiliser l’objet : le père d’Hélène, puis son frère, qui doit épouser Rosa, la soeur d’Hélène, le payeront de leur vie. La rivalité entre Conrad et Spiridion, devenu marquis, va s’attiser autour de la danseuse ; Conrad est perdant. Il enterre le timbre, le réutilise, finit par le jeter dans un lac, tout en invoquant Hélène, et le retrouve avant de le détruire. L’histoire va connaître une fin heureuse (un peu « fabriquée ») puisque,en fin de compte, Conrad se réveillera de ce qui n’était qu’un mauvais rêve et Hélène lui tombera dans les bras, l’œuvre se terminant par un hymne de gratitude avec orgue pour la clémence de Dieu et les Anges. Sur ce thème romanesque aux accointances avec Offenbach et Gounod, Saint-Saëns a écrit une partition agréable, aux mélodies bien dessinées et à l’orchestration soignée. L’audition révèle maints moments très réussis, ainsi que des airs qui s’inscrivent dans la mémoire avec facilité. C’est le cas de l’émouvant Dans le silence et l’ombre de l’acte I au cours duquel Conrad expose sa détresse, ou de l’italianisante Chanson napolitaine de Spiridion à l’acte II. On pourrait citer d’autres trouvailles que Saint-Saëns, avec sa « facilité » légère, enrobe de son inspiration colorée. Le Pas de l’abeille de l’Acte II, qui remet en évidence le rôle muet de Fiametta, est une savoureuse réussite.

Bien rodé par les soirées scéniques qui ont précédé l’enregistrement, le plateau vocal se révèle à la hauteur de cette entreprise attrayante. Les deux rôles féminins sont dévolus à Hélène Guilmette, charmante et émouvante dans son air de l’acte II « Le bonheur est chose légère/Passagère/On croit l’atteindre, on le poursuit,/Il s’enfuit. », et à Jodie Devos, dont on apprécie le duo délicat avec son fiancé Bénédict à l’acte III, où il est question d’un papillon de nuit qui aime une étoile. Edgaras Montvidas est un Conrad convaincant et on en arrive même à compatir à ce destin avec lequel il se débat ; Yu Shao est un Bénédict généreux et nuancé. Tassis Christoyannis, dont on connaît la qualité du style et la présence vocale, donne au personnage de Spiridion le côté sournois qu’il réclame. Jean-Yves Ravoux et Matthieu Chapuis sont des comparses irréprochables, terme qui s’applique tout entier à une production dont on suit le déroulement avec un réel plaisir. La possibilité de lire le texte dans le livret est très louable mais elle n’est pas indispensable pour apprécier le déroulement du drame : les chanteurs usent d’une diction de qualité, que l’on savoure, même lorsqu’un léger accent vient s’ajouter chez Christoyannis. Mais n’est-ce pas celui, sulfureux, du diable ? 

Le chœur Accentus est impeccable, et le geste de François-Xavier Roth, à la tête de son orchestre Les Siècles, est vif et dynamique. La partition y gagne une vie intense qui nous laisse, après audition, la sensation d’avoir vécu un vrai moment de bonheur lyrique. Avec un regret quand même : celui de ne pas disposer d’une version en DVD de cet opéra ressuscité dont la magie devrait agir aussi par l’image. 

Son : 9  Livret : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

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