Reines de la Terre et du Ciel, avec les Gesualdo Six et La Sportelle dirigés par Owain Park
Queen of Hearts. Œuvres d’Antoine Brumel (c1460-c1512), Josquin des Prez (c1450-1521), Loyset Compère (c1445-1518), Pierre de La Rue (c1458-1518), Constanzo Festa (c1485-1545), Owain Park (*1993), Antonius Divitis (c1470-c1530), Johannes Prioris (fl1485-1512), Jean Mouton (c1459-1522), Jean Lhéritier (c1480-p1551), Ninfea Cruttwell-Reade (*1989), Antoine de Févin (c1470-c1511), Nicolas Gombert (c1495-c1560), Jacobus Clemens non Papa (c1510-c1555). Owain Park, The Gesualdo Six. Guy James, Alasdair Austin, contre-ténor. Joseph Wicks, Josh Cooper, ténor. Michael Craddock, baryton. Samuel Mitchell, Owain Park, basses. Juin 2023. Livret en anglais ; paroles traduites en anglais. 66’47’’. Hyperion CDA68453
Hymne à la Vierge. Œuvres d’Igor Stravinsky (1882-1971), Neil Cox (*1955), Henryk Mikołaj Górecki (1933-2010), Tomás Luis de Victoria (c1548-1611), Antoine Brumel (c1460-c1512), Judith Bingam (*1952), Owain Park (*1993), Edvard Grieg (1843-1907), Hildegard von Bingen (1098-1179), William Byrd (1540-1623), Joanna Ward (*1998), John Tavener (1944-2013), Pierre Villette (1926-1998), anonymes. Owain Park, Ensemble La Sportelle. Marie-Josée Matar, Armelle Cardot, soprano. Maëlle Javelot, Amalia Lambel, alto. Matthias Deau, Richard Golian, ténor. Thierry Cartier, Noé Chapolard, Xavier Margueritat, basse. Mars 2025. Livret en français, anglais ; paroles en traduites en français, anglais. 54’19’’. Rocamadour # 11
Qui sont donc ces Queen of Hearts auxquelles le titre fait allusion ? Anne de Bretagne, Marguerite d’Autriche, Anne Boleyn, Mary Tudor, dans l’entourage (ou les chansonniers !) desquelles s’illustrèrent les compositeurs de la Renaissance réunis dans ce programme. Reines « de cœur », dans la mesure où l’organe renvoie métaphoriquement à ces soupirs, ces douleurs, ces regretz que nombre de chansons de l’époque prennent pour sujet. Et qui trouvent une analogie supérieure, un fondement sacré dans la figure aimante et souffrante de la Vierge, transparaissant dans le Salve Regina de Jean Lhéritier, le Sicut lilium d’Antoine Brumel, l’Ego flos campi de Clemens non Papa.
Un troisième angle, formel et croisé, fertilise ce CD : le genre du motet-chanson, une spécialité des oltremontani, en particulier milanais, dans lequel la tessiture la plus grave exploite en cantus firmus un texte sacré en latin tandis que les voix supérieures chantent un texte profane en français, ordinairement sur une structure de rondeau ou bergerette. Ainsi le Plaine d’ennuy/Anima Mea où Loyset Compère emprunte à un motet de Gaspar van Weerbeke, lui-même tiré du Cantique des Cantiques. Le Chansonnier de Marguerite d’Autriche contient d’autres exemples de polytextualité où les sources ne sont pas forcément bibliques, mais expriment l’hommage entre chantres : Du tout plongiet d’Antoine Brumel, sur le Fors seulement de Johannes Ockeghem. Auquel par ailleurs Antoine de Févin mêla une lamentation de Matthaeus Pipelaere.
Toutes les œuvres de cette anthologie sont explicitées par la notice de Guy James, qui a opéré la sélection de répertoire. On observera l’absence de Johannes Martini (c1440-1498) et d’Alexander Agricola (c1446-1506), pourtant contributeurs majeurs au genre du motet-chanson. En revanche, le florilège inclut deux pages contemporaines : Plaisir n’ai plus de Ninfea Cruttwell-Reade sur un texte de Clément Marot, où la polyphonie se teinte de chromatismes typiques de la seconda pratica, tirant les dissonances note contre note vers le style de Monteverdi ou Gesualdo. Autre œuvre écrite pour cet enregistrement : Prière pour Marie d’Owain Park, intégrant des paroles du poète Pierre Gringore (1475-1539) qui tissent un double parallèle entre la « Marie au Ciel et Marie en la terre », en l’occurrence la jeune Mary Tudor (1496-1533) sur le chemin de ses noces à Abbeville avec Louis XII, aspiration à un pacificateur trait d’union entre les deux royaumes.
Le parcours inclut le Tota pulcra es de Jean Mouton, que les Gesualdo Six mentionnent comme une de leurs pièces préférées, et se referme sur cet Ego flos campi qui fut leur dernier enregistrement avec Samuel Mitchell après sept ans de collaboration. L’ensemble britannique vient de souffler ses dix bougies. Nous avions déjà salué la parution, chez le même éditeur, de ses albums Josquin’s Legacy, Lux Aeterna, et celui dédié à William Byrd. Cette nouvelle exploration a cappella entrelace avec érudition les références historiques et musicales, certes pas toujours aisées à appréhender. Quant à l’interprétation, le contraste oratoire aurait pu se creuser pour mieux épouser l’intensité des textes et leur relief émotionnel. On appréciera en tout cas un harmonieux bouquet de timbres, une respiration onctueuse, une vocalité aux attachantes séductions plastiques, auréolées par une avenante acoustique.

On retrouve Owain Park, cette fois invité à la tête de l’ensemble La Sportelle, pour un programme baptisé « hymne à la Vierge ». On regrette que la succincte notice n’explicite la sélection des œuvres. Le spectre chronologique embrasse toutes les époques, bornées dans un ambitus presque millénaire par deux compositrices : depuis Hildegard von Bingen, la mystique abbesse rhénane du XIIe siècle, jusque le répertoire contemporain, avec la jeune Joanna Ward, élève du Jesus College de Cambridge. Son She adored, écrit lorsqu’elle avait dix-huit ans, avait déjà été enregistré dans un album Hymns to the Mother of God (2020), sous la direction de… Owain Park. Lequel nous propose sa Prière pour Marie par ailleurs conviée dans le CD Hyperion précédemment commenté.
Autre personnalité féminine, Judith Bingam, passée dans les rangs des BBC Singers de 1983 à 1995. On succombera à sa complainte sur Les Saintes Maries de la Mer, dans une veine atonale et néanmoins ardente. En contrepoids, le langage apaisé et consonnant d’Henryk Górecki, représenté par O Mater Semper Alma et Veni, O Mater Terrae, mais aussi par le méconnu Ave Maria de Stravinsky. Autre havre, scandinave et d’essence romantique : Ave Maris Stella de Grieg. Avec le Polonais, le Russe et le Norvégien, on observera d’ailleurs que le parcours s’ouvre à un vaste horizon géographique. Y compris dans les étapes de la Renaissance, illustrées par Sub tuum praesidium d’Antoine Brumel, Senex Puerum de William Byrd, et les éclats du Regina caelorum de Tomás Luis de Victoria.
Le voyage se referme sur Pierre Villette (1926-1998), né et décédé à Aix-en-Provence, ancien président de l'Association nationale des directeurs de conservatoire, influencé par le chant grégorien et le fonds médiéval. Une page rare que cette Hymne à la Vierge, –nul n’est prophète en son pays, fréquemment inscrite dans les services religieux des chorales d’Outre-Manche.
Le CD n’a pas fait l’impasse sur l’emblématique plain-chant de l’Alma redemptoris Mater, mais son minutage aurait pu accueillir un complément. Moyennant un renfort qui abondât les quatre sopranos et altos réunies pour l’enregistrement (sachant que La Sportelle peut rassembler une trentaine de chanteurs), et avec l’appoint d’un orgue comme celui de la basilique Saint-Sauveur, on aurait volontiers et logiquement pensé à la version originale des Litanies à la Vierge noire de Francis Poulenc, inspirées par… la statue du sanctuaire de Rocamadour. En tout cas, le respect des styles particuliers, la ferveur générale de l’interprétation, et le charisme du climat orant font de cet album un touchant tribut à la dévotion mariale à travers les âges et les contrées.
Christophe Steyne
Hyperion = Son : 9 – Livret : 8,5 – Répertoire : 8-9,5 – Interprétation : 9
Rocamadour = Son : 9 – Livret : 6 – Répertoire : 7-9,5 – Interprétation : 10