Polyphonies Renaissance à Florence et Ferrare : trois nouvelles parutions

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The Florentine Renaissance. Guillaume Dufay (1397-1474) : Nuper rosarum flores - Terribilis est locus iste ; Nuper almos rosae flores ; Salve flos Tuscae gentis - Vos nunc Etruscae iubeo - Viri mendaces ; Vanne mio core ‘Va t’en mon cueur’ ; Mirandas parit haec urbs Florentina. Gilles Binchois (c1400-1460) : Vanne mio core ‘Pour prison’. Heinrich Isaac (c1450-1517) : Prophetarum maxime ; Trionfo delle dée ‘Né più bella di queste’ ; Corri, Fortuna ; Lasso quel ch’altri fugge ; Quis dabit capiti meo aquam? ; Quis dabit pacem populo timenti?. Anonymes & Heinrich Isaac [attrib.] : Hora mai che fora son’ ; Quando riguardo el nostro viver rio ; Ben venga maggio ; Ora mai sono in età ; Che fai qui core? ; Viva, viva in nostro core ; Canto de’ profumi ; Canto dello zibetto ; O maligno e duro core. The Orlando Consort. Matthew Venner, contreténor. Mark Dobell, Angus Smith, ténors. Donald Greig, baryton. Livret en anglais ; paroles en langue originale et traduction en anglais. Janvier & novembre 2020.  72’27. Hyperion CDA68349

Josquin’s Legacy. Josquin Desprez (c1440 ou 1450-1521) : Nymphes des Bois ; Illibata Dei Virgo nutrix ; O Virgo prudentissima ; Tu solus qui facis mirabilia. Johannes Ockeghem (c1410-1497) : Intemerata Dei Mater. Loyset Compère (c1445-1518) : Quis numerat queat. Antoine Brumel (c1460-c1512) : Tous les regretz. Pierre de La Rue (c1452-1518) : Absalon fili mei [attrib.]. Antoine de Févin (c1470-c1511) : Nesciens Mater. Jean Mouton (av1459-1522) : Qui ne regrettoit. Adrian Willaert (c1490-1562) : Infelix ego. Heinrich Isaac (c1450-1517) : Esto mihi. Jean Lhéritier (c1480-ap1551) : Miserere mei, Domine. The Gesualdo Six. Guy James, Andrew Leslie Cooper, contreténors. Joseph Wicks, Josh Cooper, ténors. Michael Craddock, baryton. Samuel Mitchell, Owain Park, basses. Livret en anglais ; paroles en langue originale et traduction en anglais. Novembre 2020. TT 68’02. Hyperion CDA68379

Lux Laetitiae. Splendors of the Marian Cult in Early Renaissance Ferrara. Gilles Binchois (c1400-1460) : Ave Regina celorum. John Dunstable (c1390-1453) : Gaude Virgo salutata - Virgo Mater comprobaris ; Specialis Virgo ; Salve Regina Mater mire ; Quam pulchra es. Leonel Power (c1370/1385-1445) : Salve Regina misericordie ; Gloriose Virginis Marie. Guillaume Dufay (1397-1474) : Ave Maris Stella ; Flos Florum ; Magnificat octavi toni ; Alma redemptoris Mater ; Fulgens iubar ecclesie DeiPuerpera pura parens. La Reverdie. Claudia Caffagni, voix, luth, psalterion. Livia Caffagni, voix, flûtes à bec, vièle. Elisabetta De Prcovich, voix, vièle. Teodora Tommasi, voix, harpe, flûte à bec. Doron David Sherwin, voix, cornetto. Matteo Zenatti, voix, harpe. Susanna Defendi, Valerio Mazzucconi, saqueboute. Emanuele Petracco, voix. Lorenzo D’Erasmo, tambour, cloches. Livret en anglais, français, italien ; paroles en langue originale et traduction trilingue. Juillet 2021.  67’27. Arcana A526

L’anthologie s’ouvre par le Nuper rosarum flores, un des motets les plus ingénieux de l’époque, couronnement de la tradition isorythmique, et abondamment analysé depuis des siècles. Génial tour de force : outre leur habileté intrinsèque, les proportions internes renvoient aux mensurations architecturales du Duomo de la ville, coiffé de la coupole de Brunelleschi, qui venait d’être construit en 1436. La parure chorale habituellement entendue (cf par exemple le Huelgas Ensemble capté en juillet 1999 sur l’album O gemma Lux, Harmonia Mundi) se condense ici à une voix par partie ; ce qu’on perd en grandiose solennité, on le gagne en transparence, même si la prestation s’avère assez chétive et parfois peu assurée. 

Ce panorama de la Renaissance florentine s’est adjoint l’expertise du musicologue Patrick Macey, qui nous livre une mise en perspective savante et fouillée des pièces au programme ; certaines reconstituées et complétées pour l’occasion font ici l’objet d’un tout premier enregistrement. Une première partie dédiée à Dufay et Binchois précède un volant plus tardif, consacré à la seconde moitié du quattrocento, valorisant la figure majeure d’Heinrich Isaac entretoisée à des contributeurs anonymes, dans une veine plus légère, fertilisée par le calendrier qui animait la cité des Médicis, et notamment les réjouissances du Mardi-gras ou la célébration de San Giovanni le 24 juin. Mais aussi le recueillement du Carême. Les versants sacré et profane s’y donnent néanmoins la main, puisque les laudas n’hésitaient pas à utiliser des airs populaires, à l’instar des messes construites sur un matériau de chanson à la mode. Ainsi les textes de Feo Belcari (1410-1484) pour Vanne mio core empruntent-ils leur mélodie à Dufay et Binchois. La pratique florentine atteste un accompagnement d’orgue, à l’appui des garçons qui chantaient à la tribune ; les tuyaux sont ici palliés par une ligne vocale. 

Ces prières de dévotion avaient la faveur du fondamentaliste Savonarole, qui en revanche prohiba de la ville les chants de carnaval. Par effet de palimpseste, les paroles trop licencieuses s’oblitéraient d’ailleurs quand la mélodie était réutilisée pour une circonstance plus chaste (exemple : O maligno e duro core / Canto de’ profumi). Certaines chansons ne se privaient certes pas de sous-entendus grivois, comme le Canto dello zibetto où la présentation de la civette dérive en préceptes conjugaux. Ces licences sont contrebalancées en fin de disque par des lamentations à la mémoire de Lorenzo Il Magnifico (Quis dabit capiti meo aquam? ; Quis dabit pacem populo timenti?), glorieux mécène des arts qui avait abondé le répertoire par nombre de chansons. Pour une autre contextualisation, on se référera à l’excellent album « Trionfo di Bacco » par l’ensemble Doulce Mémoire de Denis Raisin Dadre (Astrée, 1998). Moins chaleureuse, moins séduisante, la réalisation purement a cappella du Orlando Consort propose toutefois une intelligente illustration de l’interpénétration des genres, par dérivation voire censure damnatio memoriae. Intéressant projet donc, même si la gouaille et l’élan de ferveur font défaut et tendent à s’escamoter dans une manière trop sèche, indistincte voire édulcorée. Malgré le soin et le sérieux qui cautionnent ce CD des mieux instruits, la prestigieuse Florence des Médicis n’aurait-elle mérité d’offrir à l’auditeur portrait plus avenant ?

« Pour moi Heinrich Isaac semble un bon choix pour servir Votre Seigneurie, davantage que Josquin, car il est de meilleure nature et plus sociable. C’est vrai que Josquin compose mieux, mais quand il veut et non quand on le veut, et il demande 200 ducats alors qu’Isaac acceptera pour 120, -toutefois Votre Seigneurie décidera » conseillait en septembre 1502 le courtisan et conspirateur Gian de Artiganova au Duc Ercole I. Pourtant, c’est Josquin qui fut choisi comme maestro di cappella de la Cour d’Este, où il séjourna douze mois à compter d’avril 1503, avant que la peste ne s’emparât de l’Europe du Sud et n’y emportât en 1505 un Jacob Obrecht, absent de ce programme.

La cité de Ferrare attira d’autres musiciens venus de France (comme Antoine Brumel) ou des Flandres. Le présent CD nous intéresse à ces Oltremontani, aux relations qu’ils entretinrent et à l’influence qu’ils reçurent de Josquin -les hommages et déplorations constituant un second fil rouge de cette anthologie. Au premier rang desquels le célèbre Nymphes des Bois sur la mort de Johannes Ockeghem (peut-être émané du Quis numerat queat de Loyset Compère qui use aussi de tierces descendantes) mais aussi le Qui ne regrettoit de Jean Mouton, dédié à Antoine de Févin. Sélectionner en ce récital le Nesciens Mater de Févin, quand on sait que Mouton illustra la même antienne (une de ses œuvres les plus admirées) contribue à l’ingénieuse mise en réseau de cette confrérie. Le livret signé de Guy James, contreténor de l’équipe des Gesualdo Six, souligne les autres connexions biographiques ou musicales qui innervent ce parcours, par exemple l’ascendant de Savonarole, avec lequel correspondit le Duc d’Este, et dont le texte Infelix ego rédigé dans les geôles florentines inspira Adrian Willaert mais aussi le Miserere mei, Deus de Josquin, et corollairement le Miserere mei, Domine de Jean Lhéritier.

À l’occasion du cinq-centième anniversaire de la disparition du chanoine de Condé-sur-l’Escaut, les Gesualdo Six ont tourné en concert, de la froide Écosse jusqu’à la chaude Californie de San Diego, arborant ce concept « d’héritage de Josquin », fructifié par ses contemporains de l’école franco-flamande associés au cénacle d’Hercule et d’Alphonse. L’alchimie polyphonique privilégie la sobriété à la dramatisation, le blending des voix précis et cristallin, tel que les chantres britanniques en ont le secret, fonctionne admirablement. Y compris pour le tempo, qui laisse surgir le texte avec netteté (remarquable Quis numerat queat, entre autres). Même si certains glacis enchantent (Tu solus qui facis mirabilia), l’interprétation manque peut-être d’un soupçon de souplesse, de relief expressif et de cet ultime vernis de séduction qui nous combleraient. Après les albums English Motets (2018), Christmas et Fading, le quatrième disque de cette troupe fondée en 2014 confirme en tout cas la place de choix qu’elle est en voie de conquérir dans la lignée du Hilliard Ensemble auquel on n’hésite plus à la comparer. Mentionnons enfin la plagination détaillée que nous offre Hyperion, dont les micros posés dans la All Hallows Church auraient pu prodiguer un surcroît de transparence pour combler les audiophiles.

Nous restons à Ferrare, à la Cour de Leonello pour la chapelle duquel fut constitué un recueil d’œuvres liturgiques : inventorié comme « Codex ModB » (MS a.X1.1), déplacé à Modène en 1598 à l’occasion du transfert de la bibliothèque de la famille d’Este, et conservé à la Biblioteca Estense. Le répertoire rassemble des hymnes, magnificat, motets, d’auteurs tant continentaux qu’anglais. La codicologie n’a pas tranché l’identité du copiste : Benoit Sirede, Johannes Fede, ou Guillaume Dufay lui-même, qui du moins approvisionna le recueil en source directe et représente le contributeur majeur avec une cinquantaine de pièces dont onze unica.

La thématique du CD se fédère autour de la Vierge. « La polyphonie sacrée, magnifiée dans le motet, était devenue l’expression d’une réaction émotionnelle contre l’hypocrisie du vieux pouvoir ecclésiastique : ce n’est pas un hasard si le XVe siècle redécouvre dans la figure de Marie et dans la Passion du Christ les composantes les plus humaines de la foi chrétienne » précise Davide Daolmi dans l’intéressant livret intitulé La Subversion au féminin, qui relie aussi ce Codex au Champion des Dames de Martin Le Franc. L’analyse insiste sur la physicalité et la matérialité de cette veine orante, liturgie parallèle qui s’émancipe dans les chapelles privées, dans le sillage de la crise pontificale du Grand Schisme et dans le contexte humaniste de la Renaissance. L’équipe vocale de La Reverdie, suave comme à l’habitude (somptueux Gaude Virgo salutata), polit cette incarnation jusqu’au lissage immaculé. Un éclat sous filtre polarisant.

Introduit par l’Ave Regina celorum de Binchois, le programme déploie deux panneaux respectivement consacrés à la « contenance angloise » (Dunstable, Power) puis à Dufay, dans des adaptations réglées par Claudia Caffagni. Le parcours inclut deux transcriptions instrumentales (Specialis Virgo pour flûtes à bec et cornetto muto, et Gloriose Virginis Marie pour duo de flûtes, vièle et psaltérion) et épaule le chant par un accompagnement propice à la ferveur, notamment l’étoffe de deux saqueboutes et les rehauts virtuoses de Doron David Sherwin. On aura toute raison de succomber à cette anthologie, conclue par un radieux Fulgens iubar ecclesie Dei dont l’élan de dévotion referme un album envoûtant. Peut-être pas le plus impactant de l’ensemble La Reverdie (dont le Speculum Amoris et le Laude di Sancta Maria restent dans toutes les mémoires), mais un de ses plus attachants, nimbé du réconfortant mysticisme qu’appelle le projet.

Christophe Steyne

The Florentine Renaissance : Son : 7,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 7-10 – Interprétation : 7

Josquin’s Legacy : Son : 8 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 9,5

Lux Laetitiae : Son : 9 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9,5

 

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