Rencontre avec Nelson Freire

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Il y a un peu plus de deux ans, dans le cadre des ICMA, Nelson Freire acceptait de rencontrer notre confrère et ami Luis Sunen (scherzo.es). Un dialogue pertinent, intime, sincère comme l'était l'artiste en toutes circonstances. Retrouvons-le ici.

A l'âge de 74 ans, dont 70 au piano, Nelson Freire recevra ce 10 mai le Prix d'Excellence pour l'ensemble de sa carrière qui lui sera remis à Lucerne, dans le cadre du Gala annuel des International Classical Music Awards.  Enfant prodige, doté dès ses débuts d'une étonnante virtuosité, son parcours s'est construit sur la liberté et la classe interprétative, dans une harmonie de la technique et de l’intelligence que l’on ne rencontre que chez très peu de pianistes. En imaginant que tout cela lui soit inné et qu’il ait juste veillé à y rester fidèle, la conversation avec le grand artiste brésilien -à voix très douce, imprimant une cadence qui suggère à la fois discrétion et finesse- se déroule dans un calme chaleureux.
Pour Scherzo, membre espagnol du jury, c’est Luis Sunen qui l’a rencontré dans une loge du Palacio de la Opera de La Coruna, en pleine répétition de ses concerts avec l'Orquesta Sinfonica de Galicia.

 Vous allez recevoir l'ICMA Liftetime Achievement Award. Pourtant, aux côtés de vos prédécesseurs, Menahem Pressler, toujours actif, ou Aldo Ciccolini, qui a joué jusqu'à son décès, vous êtes encore un enfant ?

Eh bien, un enfant... Je reviens souvent à mon enfance, je me souviens de beaucoup de choses du passé, mais quand il s'agit de musique, je regarde toujours devant. J'ai eu plusieurs vies. Je dirais jusqu'à sept vies différentes, chacune bien identifiable, marquées parfois de changements radicaux et elles font comme une somme qui donne une vie entière, la mienne. Une, mais bien divisée en sept parties.

Une vie qui commence presque au piano. À l'âge de trois ans, selon la légende.

En fait, j'ai commencé à jouer à 4 ans. Je suis né à Boa Esperança et quand j'ai eu six ans, nous sommes allées vivre à Rio de Janeiro pour que je puisse continuer mes études. A 46 ans, mon père, pharmacien, a dû changer de métier et travailler dans une banque. Et à 14 ans, à Vienne, je vivais seul....

Et de retour au Brésil, pas de concerts, pas de contrats. Puis le retour de la confiance en soi.

Comme je vous l'ai dit, ce sont des étapes, comme les marches d'une échelle.

Avant de partir à Vienne pour travailler avec Bruno Seidlhofer, qui était d'ailleurs marié à une Brésilienne, il y a eu le concours de Rio de Janeiro.

Il a été déterminant dans le cours de ma vie. J'avais douze ans et j'ai eu l'occasion d’y rencontrer d'autres pianistes, beaucoup de musique, cette atmosphère particulière, et de remporter la bourse pour aller étudier à Vienne. J'étais un enfant prodige qui, à sept ans, a dû changer sa façon de jouer et qui, à onze ans, a joué le Concerto no 9 de Mozart et fait face à un autre changement dans sa vie.

Le lauréat est alors Alexander Jenner qui est âgé maintenant de 89 ans, quinze de plus que vous. A l’époque, c’était la différence entre un enfant et un jeune adulte.

Vous avez raison. Jenner a déjà 89 ans ! Bien sûr, mes rivaux étaient beaucoup plus âgés, je n'avais aucune chance. J'étais le neuvième des douze finalistes.

Pour cette édition du Concours, le jury était composé de Marguerite Long, Guiomar Novaes et Lili Kraus, trois femmes. Et vos professeurs étaient deux femmes aussi : Lucia Branco et Nise Obino.

Oui, j'ai toujours été entouré de femmes au cours de ma formation. Guiomar n'était pas mon professeur mais elle a toujours été une idole pour moi. C'était merveilleux d'avoir ces femmes, ces professeurs. J'ai encore la partition du Concerto de l'Empereur avec les notes de mes professeurs. Dans ces notes, il y a tout ce qui me constitue comme pianiste.

Lucia Branco avait été l'élève d'Arthur de Greef, lui-même disciple de Liszt. Guiomar Novaes, elle, venait de chez Isidor Philipp, dans la lignée de Chopin, et de chez Theodor Ritter, un élève de Liszt. Vous croyez aux écoles, je suppose.

Dans ces années de ma formation, il y avait les écoles, bien sûr, sans aucun doute. Aujourd'hui, tout a changé, tout est plus globalisé et certains n'ont pas bénéficié de cette base solide. Je me considère comme un privilégié d’avoir appris, enfant, ce qui nous venait de ce passé.

Une tradition que vous vous sentez toujours vivante quand vous jouez ?

Plus je vieillis, plus je me rapproche de mon enfance et plus j'en suis conscient.

Parlons de la grande école européenne au Brésil.

Au siècle dernier, le Brésil était un centre très important pour le piano. Le piano, c’était la télévision et le téléphone portable. Les familles avaient un piano et le vénéraient. Rubinstein a passé trois mois au Brésil, jouant plusieurs programmes différents. Et Paderewski, et Hofmann, et tous les grands... L'amour du piano était énorme, un peu comme le football. A Rio, on ne peut pas être à la fois pour Flamengo et pour Fluminense. Et vous ne pouviez pas être pour Madga Tagliaferro, qui, soit dit en passant, était formidable, et pour Guiomar Novaes : c’était l'une ou l'autre. On se serait fait tuer pour elles.

Après avoir remporté le Prix Viana da Mota en 1964, votre carrière internationale a débuté et vous avez beaucoup joué en Espagne.

Dans le jury, il y avait un pianiste panaméen, Jaime Ingram -qui, je pense, est encore en vie et doit être très vieux- qui connaissait l'homme d'affaires Ernesto de Quesada qui, lui, m'avait déjà entendu à Vienne. Un jour, Ernesto m'a envoyé un courrier urgent et m'a proposé de remplacer Brailowski au Mexique, ce que j'ai accepté immédiatement. Puis il m'a invité chez lui à Calpe, et les premiers concerts en Espagne ont eu lieu en 1965 : Valence, Elche, Madrid -au Théâtre Maria Guerrero- et à Las Palmas de Gran Canaria.

Un de vos albums les plus appréciés, c’est celui de votre récital à Miami le 13 décembre 1984, sorti un peu après votre quarantième anniversaire. C’était le début d’une autre de vos sept vies ?

La vérité, c'est que j'avais prévu de prendre une année sabbatique quand j'aurais quarante ans, une sorte d'arrêt symbolique. Martha Argerich, qui m'a appris beaucoup de choses, m'a aussi appris à apprécier le jazz et un jour, à Toronto, nous avons rencontré Ella Fitzgerald. On nous a présentés dans une boîte de nuit, je lui ai dit que j'étais pianiste et brésilien et elle m'a naturellement répondu : Oh, j'adore le Brésil ! Je lui ai dit que j'allais prendre une année sabbatique. Tu ne le supporteras pas ! m’a-t-elle dit. Et elle avait raison. Mais malgré tout, aujourd'hui, j'aimerais avoir plus de temps. Pas seulement pour jouer. Parfois, j'en parle avec Martha. On n'arrête pas, on a de moins en moins de temps pour faire beaucoup plus de choses. Aujourd'hui, je joue plus qu'avant et donc je travaille plus qu'avant parce que les choses sont plus difficiles, les responsabilités de la vie sont plus grandes.

Avez-vous déjà été un pianiste studieux ?

Pas du tout ! Je n'ai jamais aimé étudier. Et je ne devais pas le faire, j'ai toujours très bien lu à vue. Je n'ai jamais étudié. Je suis très paresseux quand il s'agit d'étudier. J'apprends les partitions, je comprends le contexte et je joue, simplement. Parfois, tout me semble très difficile. Mais j'adore jouer du piano.

Et votre virtuosité ?

Elle m'a aidé à résoudre des problèmes. Depuis que je suis enfant. J'étais un enfant prodige, tout me venait naturellement.

Et le son ? Il est merveilleux, votre son.

Je vous remercie. Le son, c’est la chose la plus importante. C'est ma quête fondamentale, et elle l’a toujours été.

Ce programme de Miami, c’était une anthologie : Mozart, Chopin, Debussy, Villa-Lobos, Albeniz, Albeniz, Albeniz-Godowski et Rachmaninov. J'ai vu l'annonce de votre concert au Concertgebouw pour vos 75 ans, avec Scarlatti, Godowski, Händel, Brahms, Liszt et Grieg.

Eh bien, à Miami, c’était le genre de spectacle que j'aimais et, comme vous pouvez le voir, je l'aime toujours. J'aime penser à un programme, l'analyser, le préparer.

Vous retournez à Godowski ?

Bien sûr, j'ai aussi joué ses Métamorphoses sur Die Fledermauss de Johann Strauss et l'arrangement de Ständchen de Richard Strauss. Aujourd'hui, on ne joue pas cette musique.

Votre discographie est d'une qualité extraordinaire.

Merci beaucoup, mais je n'écoute jamais mes disques.

Pourquoi ?

Parce que je ne pense pas que j’aimerais. Je n'écoute que les très vieux enregistrements. Et si je les entends par hasard à la radio, j’éteins tout de suite.

Pourquoi votre enregistrement des concertos de Beethoven avec Riccardo Chailly ne s’est-il pas poursuivi ?

Je n'aime pas les intégrales et, pour Beethoven, je ne pense pas que je dois la faire. Entre autres parce que je n'ai joué le Concerto n°1 qu'une seule fois dans ma vie et qu'il ne serait pas honnête d'y revenir juste parce qu'il faut faire un enregistrement complet. Et puis Chailly a quitté l'Orchestre du Gewandhaus et le cycle aurait été plus compliqué à réaliser.

On ne parle même pas de sonates, alors…

Je ne les aurais pas enregistrées non plus. Je l'ai fait pour Chopin et je ne suis pas fait pour ce genre de travail. Depuis ma jeunesse, j'ai toujours pensé qu'il fallait jouer des choses différentes. Il y en a qui enregistrent ces intégrales plusieurs fois, mais moi j'aime tout jouer. J'aime jouer Bach, Rachmaninov ou Liszt, j'aime avoir un large répertoire. Il y a longtemps, on m'a proposé de remplacer Shura Cherkasski pour le Concerto no 2 de Tchaïkovski que je ne connaissais pas du tout. Là, ça m’a intéressé, je suis allé à New York acheter la partition et je l'ai fait.

Vos concertos de Brahms, avec Chailly aussi, sont une référence.

On m'a dit qu'ils étaient très bons, surtout le deuxième.

Quels sont les pianistes du passé qui vous intéressent le plus ?

Rachmaninov, Novaes, Horowitz, Rubinstein, Gieseking, Gilels, Benedetti-Michelangeli....

Et maintenant, à part Martha Argerich ?

Daniil Trifonov. Son Chopin est impressionnant.

On joue de mieux en mieux ou de pire en pire ?

On joue différemment, mais je ne pense pas qu’on joue mieux. On ne peut pas jouer mieux que Rachmaninov : cette musicalité, cette personnalité....

On évoque l'invasion asiatique au piano.

Cela n'a rien à voir avec les pays mais avec les époques. Arrau, à la fin, était plus Allemand que chilien et Guiomar jouait Chopin aussi bien que le meilleur pianiste polonais. L'important, c'est l'expérience de la vie et, aujourd'hui, il y a moins d'occasions de vivre une vie pleine qui permette une expression naturelle de la musique. Je sais par expérience que sans vie, il n'y a pas de musique. Et aujourd'hui, il n'y a plus le temps de vivre comme avant. Je suis un peu paresseux et je pense que c'est pourquoi, même si ça semble un peu paradoxal, malgré tout ce que je vous ai dit que je fais, j'ai trouvé du temps pour tout. C'est peut-être pour ça que j'ai toujours eu quelque chose à dire.

Avec quels chefs avez-vous travaillé le plus « confortablement » ?

Dernièrement, avec Chailly, Gergiev, Temirkanov et avec Dima Slobodeniouk, ici à La Corogne.

Dans le Concerto no 2 de Liszt, en 1979, avec l'Orchestre de la radio bavaroise, le chef était Eleazar de Carvalho, un Brésilien qui travaillait aux États-Unis et passait de temps en temps en Europe. Quel souvenir avez-vous de lui ?

Un type formidable. Il marquait le rythme en tapotant sa poitrine. Un jour, il a rencontré au théâtre un critique qui l'avait rendu malade. Sous prétexte de lui parler, il l'a emmené en boîte et lui a fait manger l’extrait du journal avec sa critique.

Que vous reste-t-il à jouer ?

Le Davidsbündlertänze de Schumann. Et beaucoup de choses de compositeurs comme Schubert ou Scriabin. J'aurais aimé les travailler en profondeur, mais c'est impossible.

Vous aimez enseigner ?

Je n'ai jamais été attiré. J'ai failli être obligé de donner des masterclasses. Mais comme vous pouvez le constater, je parle très doucement ; je ne maîtrise pas le style de ces cours qui ressemblent à des conférences de presse. Il y a bien sûr des exceptions, comme la vidéo de Barenboim avec Javier Perianes et la simplicité avec laquelle les choses y sont présentées. Ça m'a aidé de voir ce cours.

 Quels sont vos prochains projets, ces albums que vous enregistrez mais que vous n'écoutez pas ?

Decca sortira pour mes 75 ans un coffret un peu comme celui appelé Radio Days, avec le 2e Concerto de Brahms avec Horst Stein. Je veux enregistrer de la musique française : Ravel, Poulenc. Plus quelques concertos de Mozart, retourner chez Schumann que j'ai enregistré il y a longtemps avec Kempe....

Comment un disque comme Brasileiro a-t-il vu le jour ?

Certaines partitions étaient à la maison, des œuvres que j'ai toujours jouées, parfois depuis mon enfance. Toute ma vie, j'ai aimé la musique brésilienne. Quand j'enregistre une œuvre, c'est parce que je l'aime et cet album avec des compositeurs brésiliens ne fait pas exception. Et il a l'avantage d’offrir quelque chose de plus que Villa-Lobos.

Le Brésil est une grande puissance de la musique populaire. Vous aimez, par exemple, la bossa-nova ?

Bien sûr. C’est super.

Qu'en est-il de la situation politique dans votre pays ?

Tout ce qui se passe au Brésil est triste. Ce n'est pas le Brésil que j'aime, ni celui que j'aimais. Espérons que les choses vont pouvoir changer. Beaucoup de problèmes, beaucoup de violence, beaucoup de misère....

Vous passez encore des saisons à Rio ?

Oui, mais j'ai vécu dernièrement à Lisbonne. Je suis très nostalgique et Lisbonne est comme le Rio de Janeiro de mon enfance, j’y retrouve ce Rio qui n'existe plus. Et au Portugal, les gens sont très gentils, ce qui est de plus en plus rare. Regardez la mauvaise humeur en France. Paris, où j'habite aussi, c'est sympa, mais tout le monde est stressé. Au Portugal, c'est comme si nous étions à une autre époque.

(Adaptation française : Luis Sunen et Michelle Debra)

Crédits photographiques : DR

 

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