Emilio de’ Cavalieri selon Robert Carsen: une rencontre qui laisse perplexe

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Emilio de’ Cavalieri (c. 1550-1602) : Rappresentatione de anima et di corpo, opéra en trois actes. Anett Fritsch (Anima) ; Daniel Schmutzhard (Corpo) ; Georg Nigl (Tempo/Mondo/Anima dannata) ; Cyril Auvity (Intelletto) ; Florian Boesch (Consiglio) ; Carlo Vistoli (Angelo custode) ; une quinzaine de danseurs ; Arnold Schoenberg Choir ; Il Giardino Armonico, direction Giovanni Antonini. 2021. Notice et synopsis en anglais et en allemand. Sous-titres en italien, en anglais, en allemand, en japonais et en coréen. 101’ 00’’. Un DVD Naxos 2. 110750. Aussi disponible en Blu Ray.

Si Emilio de’ Cavalieri a été responsable des activités artistiques à la cour du grand-duc toscan François Ier de Médicis, c’est à Rome, en 1600, qu’est joué à deux reprises son opéra Rappresentatione di anima et di corpo, le premier avant ceux de Peri et Monteverdi. Sur un livret d’Agostino Manni, un clerc de la Congrégation de l’Oratoire de saint Philippe de Néri, le thème, emblématique de la Contre-Réforme, consiste en un débat, à la fois moralisateur et pédagogique, entre l’Âme (Anima) et le Corps (Corpo). Le compositeur l’a conçu pour être joué en parlar cantando, avec beaucoup d’expressivité et de mouvements, le texte et la musique se déroulant sur un schéma dramatique. On peut résumer l’action de la manière suivante : Anima et Corpo doivent faire un choix entre le monde et le ciel. Ils vont être tentés par des séductions terrestres et confrontés à des situations au cours desquelles l’Intellect (Intelletto), le Bon Conseil (Consiglio), mais aussi le Plaisir (Piacere) et ses compagnons, vont intervenir. La venue d’un Ange gardien (Angelo custode) les aidera à trouver la vraie voie. Il faudra avant cela contempler la sinistre condition des âmes damnées après leur mort. Le tout s’achèvera dans une atmosphère de fête et de jubilation.

Le spectacle mis en scène par Robert Carsen, qui signe aussi avec Luis Carvalho la scénographie, et avec Peter Van Praet les lumières, débute par un prologue rédigé par Carsen lui-même. Sur un plateau sans décor (il le restera, une porte centrale s’ouvrant de temps à autre), un grand nombre de personnes des deux sexes se pressent, en habits contemporains. Munies de valises, elles ne savent pas pourquoi elles sont là, se doutent qu’il s’agit d’une répétition, mais en ignorent le sujet. Elles vont comprendre peu à peu, dans un certain brouhaha, qu’il s’agit d’un projet à finalité morale et spirituelle et qu’il est question de Dieu. Un clochard ivre interrompt leurs conversations ; c’est Tempo (le Temps), qui discourt sur la nature humaine, Intelletto (L’Intellect) lui opposant l’insatisfaction des êtres. 

L’action débute vraiment avec l’entrée d’Anima et Corpo, en jeans bleus. Ils vont être confrontés à un parcours initiatique de purification et de questionnement, le Corps étant sans cesse tenté par les attraits terrestres, l’Âme se référant toujours à Dieu. Les vêtements de Luis Carvalho, de tous les jours, bariolés pendant le prologue, vont virer à une uniformité basée sur le noir, qui trouvera un accomplissement saisissant lorsque des prêtres en robes surgiront dans le contexte de l’évocation de la damnation. La couleur rouge sera l’apanage du Plaisir, de ses compagnons et de danseurs au cours d’une scène d’orgie ; d’impressionnants personnages en costumes dorés et criards symboliseront la richesse du monde. Le blanc est réservé à l’Ange gardien (Angelo custode), contraste vivifiant et porteur d’espoir.

Le spectacle a recueilli un grand succès public et critique en septembre 2021 au Theater an der Wien où il a été filmé pour la présente production. Au risque d’apparaître à contre-courant, nous avons du mal à partager tout à fait cet engouement. Ceci est sans doute dû en grande partie à la vision sur DVD, la soirée se déroulant la plupart du temps, malgré les couleurs évoquées, dans une pénombre qui finit par être lassante et par plomber l’intérêt. Les protagonistes effectuent la plupart du temps de simples va-et-vient d’un bout à l’autre de la scène. L’imagination n’est guère au pouvoir. Afin de « meubler » l’absence de décor, on assiste même, pendant la Sinfonia entre les deux premiers actes, à l’arrivée d’une série de figurants porteurs de fauteuils qu’ils installent les uns derrière les autres (en rangs d’oignon) avant de s’y asseoir pour écouter l’orchestre en silence, puis de s’agenouiller, comme pour prier. On ne saisit pas toujours les intentions de Robert Carsen dont l’approche se révèle austère, sans grande originalité, mais on peut considérer qu’il a souhaité la sobriété et le dépouillement pour mettre l’accent sur le débat spirituel et moral qui est au cœur de l’œuvre. Cela aboutit parfois à un statisme cérébral. Avec, cependant, des moments étonnants : à l’Acte III, les évolutions dansées des âmes damnées et torturées, avec effets de fumées, se déroulent en suspension. Une performance acrobatique, naïvement surréaliste. Quant à la scène finale, où la joie explose, elle se déroule -enfin- dans une lumière éblouissante et salvatrice. Tout le monde est maintenant revêtu de blanc, afin de rendre grâces à Dieu.

Si la mise en scène laisse perplexe, le plateau vocal est remarquable. On pourrait le qualifier par un seul terme, qui englobe toutes ses qualités : la beauté du timbre. A commencer par celui du couple principal. La soprano Anett Fritsch témoigne d’une élégance soyeuse en Anima ; le baryton Daniel Schmutzhard est un Corpo charismatique, bien en place dans les graves. Leurs échanges sont touchants, au-delà des conflits d’idées et de leurs divergences face au sens de la vie, avec une réelle affection l’un pour l’autre, leurs mains enlacées et leur tendresse réciproque étant vécues comme sincères. Le ténor Cyril Auvity, aux aigus lumineux (Intelletto), le baryton-basse Florian Boesch, aux accents assombris (Consiglio), ou le contreténor Carlo Vistoli, à la projection naturelle (Angelo custode), sont excellents. Comme l’est aussi le baryton Georg Nigl, maître des trois rôles qu’il incarne (Tempo/Mondo/Anima dannata), ou encore la mezzo Giuseppina Bridelli, d’une diaphane délicatesse en Vita Mondana. Cette équipe internationale, homogène et investie, mérite les mêmes louanges, d’autant plus qu’elle veille à un aspect auquel tenait le compositeur lui-même, à savoir une diction limpide qui donne aux mots leur sens véritable. Quant à l’Arnold Schoenberg Choir, à la fois témoin et présentateur de l’action (il est constamment sur scène), il brille par son expressivité colorée et par ses nuances. 

La prestation du Giardino Armonico, sur instruments d’époque, est impeccable d’un bout à l’autre ; chaque pupitre est sensible aux inflexions que distille un Giovanni Antonini en grande forme, qui adopte des tempi enlevés et vifs, dans le souci de précision qu’on lui connaît. La musique de Cavalieri est inventive et imaginative, elle relance sans cesse l’attention par des effets de contrastes bienvenus. Les deux Sinfoniae qui se glissent entre les actes sont un régal de relief, de style, de naturel et de chatoiement de couleurs. 

En fonction des réserves que nous avons émises plus avant quant à la mise en scène, il est tout à fait envisageable de se contenter d’une simple écoute de la partie vocale et instrumentale, en faisant abstraction de l’aspect visuel. C’est un choix que nous laissons au mélomane, qui jugera par lui-même de la nécessité ou non de s’installer devant un spectacle qui, en ce qui nous concerne, nous laisse, en plus de l’inconfort des images sombres, une impression d’intellectualisme un peu trop prononcé. On regrettera que Naxos n’ait pas ajouté de sous-titres en français. Cette mauvaise habitude, ce label l’a déjà eue par le passé ; espérons que ceci ne soit qu’un accident de parcours et que Naxos ne se (re)mette pas à snober le mélomane francophone.

Note globale : 7

Jean Lacroix   

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