Retour de deux concertos issus de l’intégrale beethovénienne de Friedrich Wührer

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Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Concertos pour piano et orchestre no 2 en si bémol majeur Op. 19, no 3 en ut mineur Op. 37. Friedrich Wührer, piano. Walther Davisson, Orchestre Pro Musica de Stuttgart. 1956 rééd 2023. Livret en anglais. TT 62’44. Vox Naxos VOX-NX-3003CD

Cet album appartient aux archives Vox que Naxos, qui en gère désormais le catalogue, a entrepris de rediffuser sur support physique. Il inclut la notice d’origine signée d’Harold Lawrence ainsi qu’en quatrième de couverture une reproduction de la pochette du vinyle. Issus du même fonds, les Rachmaninov de Leonard Slatkin ont été récemment commentés dans nos colonnes. Formé dans la capitale de son Autriche natale, où il fréquenta le National-Socialisme de trop près pour échapper à une disgrâce après la guerre, Friedrich Wührer (1900-1975) devint un fervent défenseur de la musique contemporaine, et notamment la Seconde École de Vienne. Son legs phonographique l’identifie pourtant au romantisme germanique. On lui doit notamment le premier cycle complet des Sonates de Schubert.

Les interprétations ici rééditées appartiennent à une intégrale concertante déjà reparue dans un coffret Tahra (TAH 704-707). Le pianiste la mena par ailleurs avec le Vienna Pro Musica Orchestra (no 1 dirigé par Hans Swarowsky, no 5 par Heinrich Hollreiser), et l’Orchestre de Bamberg dirigé par Jonel Perlea pour le no 4 que Wührer enregistra aussi avec l’Orchestre Symphonique autrichien (dir. Karl Randolf, Remington) et le Wiener Symphoniker (dir. Hans Swarowsky, Club National du Disque). Dans son répertoire beethovénien pour Vox, on note la Fantaisie chorale à Vienne sous la baguette de Clemens Krauss. Avec Walther Davisson que nous entendons ici, le pianiste grava aussi le Triple concerto à Stuttgart, affichant en co-solistes le violoniste Bronislaw Gimpel et le violoncelliste Joseph Schuster, avec lequel il s’illustra aussi dans les cinq Sonates. Sous la même baguette, Wührer confia encore le Deuxième Concerto de Brahms (le premier fut mené avec Hans Swarowsky). Parmi ses autres vinyles marquants dans le genre concertant, on signalera les 2 et 3 de Prokofiev avec Michael Gielen et le Südwestfunk Orchester Baden-Baden, ainsi qu’un mémorable Schumann avec le Rundfunk-Sinfonie-Orchester Berlin enténébré par Hermann Abendroth (Eterna, mars 1956).

Pour sa part, Walther Davisson (1885-1973) étudia à Francfort et en dirigea les institutions musicales (Musikhochschule, Conservatoire Joseph Hoch) dans les années 1950, après avoir occupé un poste similaire à Leipzig vingt ans auparavant. Outre les témoignages précités, les micros s’ouvrirent peu à son art, et le documentent non dans le répertoire symphonique mais comme accompagnateur. On glanera deux concertos de Bach avec Reinhold Barchet et Will Beh, le Double de Brahms, et au temps du 78 tours, l’opus 61 de Beethoven avec l’archet de Karl Freund (Polydor).

En une décennie où la discographie des cinq concertos restait dominée par Arthur Schnabel (avec Malcolm Sargent à Londres, HMV, 1932-35), le naissant « Long Playing » vit fleurir des intégrales chez les principaux labels : CBS (Rudolf Serkin, Eugene Ormandy, Philadelphia Orchestra, 1950-55), Westminster (Paul Badura-Skoda, Hermann Scherchen à Vienne, 1951-58), Deutsche Grammophon (Wilhelm Kempff et Paul van Kempen, Berliner Philhamoniker, mai 1953), HMV (Solomon, avec André Cluytens et Herbert Menges, Philharmonia, 1952-56), Columbia (Claudio Arrau, Alceo Galliera, Philharmonia, 1955-58), RCA Victor (Arthur Rubinstein et Joseph Krips à New York, 1956), Decca (Wilhelm Backhaus et Hans Schmidt-Isserstedt, Wiener Philharmoniker, 1958-59).

Le remastering annoncé par Naxos, optimisant certes la restitution des bandes, n’empêche pas saturation et distorsion d’un clavier capté de près qui apparaît forcé, détimbré et floculeux, tandis que l’orchestre manifeste une perspective plus homogène et une matière plus propre. L’introduction de l’Allegro con brio laisserait craindre quelques coutures flottantes, mais peu à peu on se laisse gagner par une discipline nuancée, qui instille de subtiles césures et relances. Même si d’un tel pianiste, aussi attentif aux exigences du langage moderne, l’on attendrait une extrême précision de teinte, son jeu se présente plutôt entier et univoque, imposant au flux toute sa droiture sans s’encombrer de demi-mesures. Ce qui renforce le drame de la cadenza, et nous vaut un Rondo fermement articulé et d’une souveraine projection polyphonique (la main gauche dans le thème principal du Final). Pour autant, jamais le toucher ne s’assèche, préservant une expression évidente et sentie. Bref, un romantisme certain, mais qui parle net. Le sommet de cette interprétation de l’Ut Mineur demeure le Largo densément exploré.

On placerait encore au-dessus l’exécution du mozartien Concerto en si bémol majeur. Les pupitres de Stuttgart dressent un confort douillet, un ameublement aux vives arcatures et aux essences claires (la saveur aigrelette des flûtes et hautbois !), au sein d’un décor très fourni et d’une affabilité un peu désuète. Dans le premier mouvement, ce chaleureux cocon Biedermeier accueille un soliste plus fluide et soupesé qu’en l’opus 37, ne rechignant pas à quelques affèteries et langueurs de phrasés qui s’ouvrent autant aux émois schumanniens qu’ils courtisent les grâces héritées de Wolfgang. Là encore, le mouvement central, un Adagio intensément habité (parfait équilibrage de sensualité improvisante et de continuité sostenuto), se thésaurisera comme le cœur de cette prestation. Avant un Molto Allegro que le pianiste, sans précipiter l’allure, attaque au burin et détaille aux fins ciseaux, avec tant de vigueur que de soin des reflets, réussissant un marbre aux touchantes transluminescences, dont les angles patents animent un émouvant drapé. Dommage que la prise de son épaississe ce labeur de statuaire, et que les cordes alourdissent l’élan rythmique. Car malgré cette trame grossière l’on devine aisément en Wührer un artisan épris de noble sculpture.

Christophe Steyne

Son : 6,5 – Livret : 7,5 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 9

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