Stefano Maiorana, suprême leçon de théorbe dans une Venise sous masques de Janus

par

Kapsberger, secret pages. Giovanni Girolamo Kapsberger (c1580-1651) : Corrente, Toccatas, Gagliarda, Ricerchata, Aria Veneziana, Battaglia, RomanescheClaudio Ambrosini (1948*) : Tastata, Tastata riflessa, Toccata, Aria, Canzone, Canzone in eco, Sarabanda, Ciaccona, Ricercare, Arpeggiata [Manoscritto veneziano segreto]. Sons de Venise. Stefano Maiorana, théorbe. Février 2021. Livret en anglais, français, italien. TT 59’05. Arcana A541

Venise inspirera toujours ! y compris ses bruits. Capté en mai 2001, l’album Le Siècle du Titien de l’ensemble Doulce Mémoire se refermait sur un émouvant Addio Venezia, sur fond de clapotis propice à la nostalgie. Le présent disque place en exergue une évocation acoustique intitulée Murazzi, les anciennes fortifications maritimes du Lido, et intègrera cinq autres incursions sonores, retravaillées sous guise de « musique concrète », auscultant les entrailles de la Sérénissime, -son quotidien (enfants à la tombe de Monteverdi), ses touristiques mondanités (gondoles amarrées dans les jardins de la Biennale), ses tragédies (inondation de 2019)… Autant de triviaux fragments arrachés à la cité lagunaire, de phonotopées associées à son imaginaire, à l’épreuve de leur communicabilité : aux antipodes des clichés de carte postale, -des échantillons toutefois peut-être trop poreux et allégoriques pour valoir tranches de vie.

Le disque annonce de rares pages attribuées à Kapsberger, « intimes, expérimentales et mystérieuses » selon Stefano Maiorana, tirées de sources manuscrites (fonds Barberini de la Bibliothèque vaticane, fonds Este de l’Archivio di Stato de Modène), entretoisées avec des compositions de Claudio Ambrosini, lui aussi natif de Venise à laquelle toute sa production artistique est attachée, inspirée par le répertoire de la musique ancienne. C’est d’ailleurs un madrigal écrit à l’occasion du 450e anniversaire de Claudio Monteverdi, incluant partie de théorbe, qui est à l’origine des créations entendues ici dans cette trajectoire croisée, contrepointant pièce à pièce, celles prêtées au « Tedesco della tiorba ». Et les prolongeant parfois, ainsi Tastata embrayant après une œuvre non titrée que le luthiste baroque laissait ouverte à la poursuite. Une Toccata enchainant sur une autre, dialogue entre les deux hommes par-delà les époques. Jusqu’à une Arpeggiata, hommage à l’épithète d’un des plus célèbres opus du Libro primo d'Intavolatura, poussant le théorbe dans ses retranchements, exploitant tant les vibrations des cordes que les effets ligneux percutés sur table, summum d’une « inquiétante étrangeté ».

Selon la notice de Sylvie Mamy, spécialiste de la scène vénitienne, « Claudio Ambrosini ne fait aucune concession au rêve romantique », ce que l’on vérifiera dans l’univers fébrile, âpre et tortueux de son Manoscritto veneziano segreto dont les capiteuses énergies et texturations, avouons-le, font de l’ombre aux élégances d’un autre âge. Même si le programme est manifestement conçu comme une trajectoire finement tressée et répond à une insécable logique, l’incessante alternance d’esthétiques si peu miscibles engendre à l’écoute une dualité qui n’a rien de fongible. Deux pôles qui, s’ils ne se repoussent pas forcément, n’en sont pas pour autant complémentaires ou utiles l’un à l’autre. Malgré une confrontation entre les deux compositeurs qui n’ambitionne probablement aucune rivalité, l’écheveau tend à effacer pour l’auditeur les délicates filatures de Kapsberger, et profite aux audacieuses machinations du créateur contemporain, quelque peu vampirisantes pour son aîné du XVIIe siècle.

Qui veut s’en tenir à Stefano Maiorana, grand maître du théorbe, peaufinant l’écriture raffinée de Kapsberger seule avec elle-même, s’en tiendra volontiers à son précédent album monographique chez le label Fra Bernardo (2016). Par ailleurs, ce CD confirme en tout cas l’aisance technique et stylistique du virtuose italien, dans la démonstration d’un instrument qui, en son parcours de guingois, éprouve les limites de ses capacités d’expression. Ce laboratoire fomente un intriguant portrait bicéphale : comme deux faces d’un visage liées par leur racine et qui pourtant se considèrent en biais ? Intelligente, exigeante, supérieurement conçue et interprétée : une subversion à tenter.

Christophe Steyne

Son : 8 – Livret : 9,5 – Répertoire & interprétation : 8,5

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