Stravinsky et Prokofiev pour le duo de piano Brugalla-Stambolov 

par

Igor Stravinsky (1882-1971) : Le Sacre du printemps, arrangement pour quatre mains par le compositeur. Serge Prokofiev (1891-1953) : Cinderella, suite de ballet op. 87, compilation et arrangement pour deux pianos par Mikhaïl Pletnev. Emili Brugalla et Vesko Stambolov, piano. 2020. Notice en anglais, en catalan, en espagnol et en bulgare. 67.25. Columna Música ICM0140.

Destiné aussi aux répétitions avec les danseurs, l’arrangement du Sacre du printemps par Stravinsky lui-même a été joué, avant la tumultueuse création parisienne du ballet le 29 mai 1913, dans sa version à quatre mains au salon de Winnaretta Singer, princesse de Polignac. Le compositeur était accompagné par Claude Debussy ! Dans la biographie qu’il consacre à Stravinsky (Paris, Fayard, 1982, p. 86), André Boucourechliev raconte que le manuscrit de cette réduction, offerte par son créateur à la pianiste française d’origine russe Misia Sert, décédée en 1950, a été proposée en salle de vente à Londres en 1967 et que c’est Stravinsky qui l’a achetée. Les virtuoses ne se sont pas fait prier pour interpréter ce monument de l’histoire de la musique ; les paires Ashkenazy-Gavrilov (Decca), Achatz-Pöntinen (BIS), Ivaldi-Lee (Arion), le duo Koroliov (Tacet) et quelques autres s’en sont emparés, sans oublier nos compatriotes Sylvia Traey et René Groslot (EMI). C’est dire si la discographie est diversifiée. D’autres ont opté pour la formule à deux pianos, augmentant ainsi l’opulence ; c’est le cas d’Argerich-Barenboim ou des sœurs Labèque, chaque fois pour DG. Fazil Say, de son côté, a choisi de graver l’œuvre chez Teldec grâce au système de re-recording. Il y a quelques années, un enregistrement Mirare, réalisé en novembre 2007, a proposé la version à quatre mains des soeurs Lidija et Sanja Bizjak, d’une juvénilité sauvage, pour laquelle nous avouons une préférence. Aujourd’hui, le label espagnol Columna Música, établi à Sabadell, en publie une nouvelle gravure par le duo Brugalla-Stambolov. Ils enseignent tous deux la musique de chambre et le piano au Conservatoire du Liceu à Barcelone.

Emili Brugalla s’est formé dans ce même Conservatoire catalan, avant d’étudier avec Eulàlia Solé et de se perfectionner auprès de Bruno Canino ou Maria Curcio. Membre fondateur du Trio Kandinsky, il se produit souvent en soliste. Il compte à son actif des enregistrements de musique catalane du XXe siècle, ainsi que des pages de Granados, Mompou, Serra ou Brahms. De son côté, Vesko Stambolov a reçu son éducation musicale dans sa Bulgarie natale, où il a eu comme professeurs Maria Gineva, Dimo Dimov et Krasimir Taskov. Son répertoire très éclectique est constitué d’une quarantaine de concertos pour piano, de Carl Philipp Emanuel Bach à Górecki, sans oublier les compositeurs bulgares qu’il défend (Vladigerov, Goleminov, Pipkov…), mais aussi de pages de Bach auquel il consacre de fréquents récitals. On retrouve ses gravures sous le label allemand Meta Records, ou chez Nimbus. La version du Sacre du printemps que le duo Brugalla-Stambolov propose a été gravée en janvier 2020 dans la salle de concert de l’Académie nationale de musique Pancho Vladigerov de Sofia. Si l’arrangement à quatre mains de Stravinsky ne rend pas tout à fait justice aux splendeurs de la version orchestrale, on y retrouve, comme le dit justement la notice, la grande tradition russe, depuis l’écriture féerique de Glinka et les fantaisies de Dargomyjsky jusqu’aux couleurs de Moussorgsky et de Rimsky-Korsakov. On retrouve ici les aspects chorégraphiques à travers les rythmes saccadés, les aspérités sonores, l’explosivité des nuances et les sensations émotionnelles que l’on éprouve grâce à l’alchimie des sons que le compositeur distille tout au long d’un discours musical lancinant et percussif. Dans L’Adoration de la terre, le duo prépare avec une dynamique ample et subtile et une intensité progressive les Rondes printanières et les Jeux des cités rivales dont ils traduisent la véhémence avec des effets de timbres bien marqués. La Danse de la terre conclut cette première partie dans l’esprit populaire qui lui convient. L’annonce du Sacrifice comporte la part de mystère qui va préparer la puissance de la Glorification de l’élue et le caractère orgiaque de la Danse sacrale. Au sein de ce rituel païen aussi ardent et démesuré que bouillonnant et corrosif, on retrouve la montée vers la violence traduite avec fougue et feu, même si l’une ou l’autre chute de tension apparaît et nous incite à conserver notre préférence des gravures du XXIe siècle aux éblouissantes sœurs Bizjak. 

Ces dernières avaient opté pour un programme uniformément stravinskien, ajoutant au Sacre une version très ludique de Petrouchka et des Pièces faciles. Ici, le complément consiste en un arrangement pour deux pianos d’un choix fait par Mikhaïl Pletnev de neuf numéros de Cinderella de Prokofiev. Pletnev a lui-même enregistré brillamment cette compilation avec Martha Argerich pour DG. On y retrouve les scènes essentielles du ballet, neuf morceaux sélectionnés parmi la petite cinquantaine de la partition : Introduction - Querelle - Hiver - Printemps - Valse de Cendrillon - Gavotte - Galop - Valse lente - Finale. Même si la palette dynamique est préservée et les timbres bien diversifiés par Brugalla-Stambolov, ils ne peuvent rivaliser avec l’éclat et la transparence, notamment dans les valses, ni avec la magique fantaisie sonore qu’y insufflait l’incomparable duo Argerich-Pletnev. 

Son : 8    Notice : 8    Répertoire : 9    Interprétation : 8

Jean Lacroix

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.