Sur deux magnifiques claviers, expédition poétique vers l’œuvre majeure de « L’Aveugle de Naples »

par

Antonio Valente (c1520-c1580) : Intavolatura de Cimbalo, Napoli 1576. Paola Erdas, virginal et clavecin. Livret en français, italien, anglais. Mars 2019. TT 67’36. Hitasura HSP005.

Même si vous êtes féru de clavier et de corpus anciens, on s’étonnerait qu’Antonio Valente encombre vos étagères, pour la bonne raison que son œuvre (timidement) redécouverte au début du XXe siècle s’est traduite par une discographie ténue. Depuis une quinzaine d’années, elle a été successivement abondée par les CD de Francesco Cera (chez Tactus, aux clavecin, épinette et orgue), Rebecca Maurer (clavecin, chez Christophorus) et Fabio Antonio Falcone (clavecin et ensemble, Brilliant). 

Ce compositeur de la Renaissance tardive n’est aucunement une lubie pour Paola Erdas, qui le découvrit lors de ses études à Sienne et l’intégra dès lors dans ses concerts (y compris de voies métissées, le faisant dialoguer avec les ragas indiens) et même dans ses activités d’enseignement. « Depuis tant d’années, sa musique accompagne ma vie » confie l’interprète dans le livret (illustré de photos) dont la première partie s’intitule judicieusement un compagnon de voyage.

Ses contemporains l’admiraient comme organiste dans la cité de Naples. La notation de son Intavolatura de 1576, signée « Antonio Valente Cieco », explique que sa cécité progressive le contraignit à adopter une écriture sous forme de tablature très condensée. Le recueil présente un large spectre stylistique, depuis la danse populaire (ces Balli où la main gauche brigue la guitare tandis que chante la droite) jusqu’à la Recercata dont la science contrapuntique et harmonique nous élève à un propos savant mais fertile. Les Tenori témoignent du genre de la basse obstinée. Le compositeur se plie aussi à l’art de la chanson (inspirées de Thomas Créquillon, Adrian Willaert, Philippe de Monte), sobrement évoquée ou ingénieusement soumise à variation (disminuite). Figurent aussi une Fantasia méticuleusement ornée, une Gaillarde dérivée d’une Pavane de Luis Milàn. Le programme (observons qu’il ne respecte pas l’ordre de la source originale) prélude par des diferencias sur Conde Claros, puis invite une pièce d’Alonso Mudarra sur le même thème, et se conclura par la Canzon Francese : émouvant madrigal que Paola Erdas avait déjà enregistré dans Il Cembalo intorno a Gesualdo (Stradivarius, 2000).

Professeure au Conservatoire de Trieste, spécialiste de ce répertoire (elle a contribué à une édition moderne des Obras de Musica, 1578, d’Antonio De Cabezon), la virtuose sarde dispose de la science et de la technique nécessaires pour rendre vie à la musique de cet « Aveugle de Naples » qu’elle affectionne et qu’elle a ici abordée d’après une copie de l’édition primitive. Elle a opté pour deux fabuleux instruments : un virginal anonyme qui depuis quatre siècles fut préservé dans le Palazzo Rucellai de Florence, et un rare clavecin (unique registre en 8’, éclisses en érable, table en sapin) construit pour le Prince de Sansevero (1710-1771). Pour la session, ces deux trésors ont été transportés au Temple de Corcelles (Suisse) dont l’acoustique les magnifie : précision, justesse de la perspective et des timbres, aération, couleur à la fois chaude et brillante... Si vous aimez les captations réverbérées, celle-ci se montre absolument parfaite (un modèle !) et contribue à l’intense poésie qui se dégage de ce récital. Une interprétation scrupuleuse, mais surtout qu’on sent libre et, si l’on ose dire, amoureuse de ces partitions. Tout y respire l’évidence, à plein poumon. Le macaron « Découverte » que nous lui attribuons vous signale que c’est avec ce CD qu’on doit prioritairement faire leur connaissance. Ce cinquième opus du label de Frédérick Haas nous offre non seulement un album idéal pour s’initier à Antonio Valente, mais aussi un poignant et stimulant voyage vers l’école napolitaine au crépuscule du Cinquecento.

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

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