Les douleurs du deuil – un drame universel mis en musique par Golijov
Osvaldo Golijov (1960*) – Falling Out of Time, a Tone Poem in Voices. Silkroad Ensemble, 80’. Livret en hébreu et en anglais, texte de présentation en anglais. In a Circle Records
Né en 1960, le compositeur argentino-américain Osvaldo Golijov est connu pour sa musique multi-ethnique mêlant klezmer, tango et orientalismes avec les traditions tonales de la musique classique : un parfait reflet du concept du melting pot américain. Après de nombreux scandales liés à des retards et des accusations de plagiats (justifiées ou pas, c’est une toute autre discussion), sa production créative semble avoir diminué drastiquement ces dernières années.
Golijov revient aux devants de la scène de la musique contemporaine américaine avec Falling Out of Time, une œuvre singulière -ni opéra, ni cycle de mélodies, mais plutôt un poème symphonique avec voix chantées et narrées en hébreu et en anglais. Basé sur le roman éponyme de l’écrivain israélien David Grossman, lui-même inspiré par la mort de son propre fils dans le conflit israélo-libanais de 2006, l’œuvre raconte la trajectoire émotionnelle de deux parents anonymes traversant la lourde épreuve du deuil parental, depuis l’incompréhension, le déni et la paralysie jusqu’à la résignation et finalement l’acceptation.
Fidèle à lui-même, Golijov dépasse le cadre strict de la musique classique, l’intégrant dans un mille-feuilles stylistique osé. La musique classique et la musique du monde dialoguent donc avec le jazz-pop (la 1ère plage Heart Murmurs rappelle fortement le dernier album Blackstar de David Bowie) et la folie enivrante du gospel-rock, le tout agrémenté d’effets électroniques qui trahissent le parcours parallèle de compositeur de film de l’Argentin. Ces effets permettent notamment à une scène de prendre véritablement vie : dans Come Son, on quitte les abords de la musique pour atteindre les rivages de la peinture sonore : une scène de guerre violente, déconcertante et « malaisante » se profile devant nous. On regrette tout de même les synthétiseurs stridents qui mettent nos tympans à l’épreuve à quelques occasions…
La collaboration artistique est parfaite. Fondé au tournant du siècle à Harvard par le violoncelliste Yo-Yo Ma et fêtant son 20e anniversaire à l’occasion de cet enregistrement, le Silkroad Ensemble œuvre en faveur des collaborations interculturelles en réunissant les mondes musicaux populaires et savants du monde entier avec une énergie, une imagination et une curiosité incomparables. Sa sonorité œcuménique est indéniablement le véhicule parfait pour la musique internationale de Golijov : parmi les instruments inhabituels, on retrouve le kamancheh (violoncelle iranien), le sheng (orgue à bouche chinois), le pipa (luth chinois), les tablas (percussions indiennes) et la basse électrique. Trois chanteurs se partagent les rôles de l’Homme, de la Femme et du Centaure-narrateur : Wu Tong, Biella Da Costa et la merveilleuse Nora Fischer. Nous sommes ici à des années-lumière du chant classique belcantiste -les voix peuvent être rauques, crues et criardes, certes, mais elles sont profondément poignantes, authentiques et, par-dessus tout, humaines. Une fois le choc auditif dépassé, accoutumé à cette esthétique déconcertante, on découvre la puissance émotionnelle de ces voix sans l’artifice vain de la perfection -quoi de mieux pour refléter la déchirure du deuil parental ?
La soprano Nora Fischer excelle dans son rôle de narratrice (le Centaure), sculptant sa voix avec agilité et élégance. On retient tout particulièrement la 9e scène If You Meet Him, lorsque, accompagnée d’un merveilleux trio de sheng, pipa et basse électrique, elle confère aux questions rhétoriques une mélancolie de plus en plus cruelle : « Quand tu le verras, si tu le vois, que lui diras-tu ? Lui parleras-tu de son frère, né après lui ? Lui diras-tu que tu as enlevé toutes ses images de sa chambre ? Que c’en était trop ? Que tu as donné son chien à un garçon dans la rue ? ». La pureté du timbre est un contrepoint idéal aux voix plus âpres de Wu Tong et Biella Da Costa. Les gémissements gospel du premier épatent dans Ayeka (where are you ?) tandis que, dans Walking, il incarne la lassitude et le désespoir d’un père qui tente de dépasser son deuil en marchant en cercles toujours plus larges. Finalement, épinglons Go Now, la 11e scène, où l’on peut apprécier le talent indéniable du Silkroad Ensemble, de la subtile mélancholie du kamancheh de Kayhan Kalhor au jeu lumineux du violoniste Johnny Gandelsman.
Osvaldo Golijov se confiait récemment au New York Times, révélant qu’en écrivant Falling out of Time, il est sorti d’une dépression qui l’avait réduit au silence depuis une dizaine d’années. Avec une gestation de 3 années, il a pu créer une expérience esthétique puissante et inattendue qui ne laissera personne indifférent.
Pierre Fontenelle