Florent Schmitt ou le dernier romantique (1870-1958)

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Dans le cadre de l'anniversaire Florent Schmitt (150 ans de sa naissance), Crescendo Magazine met en ligne un texte que notre rédacteur Bruno Peeters lui avait consacré en 2008.

Que c'est beau ! C'est un des plus grands chefs-d'oeuvre de la musique moderne. Stravinsky, à propos du ballet La tragédie de Salomé, 1912

 De la création tumultueuse du Psaume XLVI en 1904 jusqu'à celle de la Deuxième Symphonie l'année même de sa mort, Florent Schmitt a unanimement été considéré comme l'un des plus importants compositeurs français, et mis sur pied d'égalité avec Dukas, Ravel ou Roussel. Si ceux-ci brillent toujours dans les concerts, Florent Schmitt paraît complètement oublié. Comment en a-t-on pu arriver là ? Tentative d'explication et hommage mérité.

Né à Blâmont, en Lorraine, il est l'élève, au Conservatoire, de Dubois, Lavignac, Gédalge, Massenet puis Fauré. Filiation classique, comme on le voit. Après quatre essais infructueux, il obtient enfin le Prix de Rome en 1900, avec sa cantate Sémiramis (le futur orientaliste pointe déjà l'oreille), grâce aux voix de Massenet, Reyer et Saint-Saëns, contre celles de Paladilhe, Lenepveu et... Dubois. De Rome, il enverra entre autres ce fameux Psaume et devient célèbre du jour au lendemain : on ne l'appellera plus que "l'auteur du Psaume". En 1907 est créée l'œuvre qui demeurera la plus connue: le ballet La Tragédie de Salomé, dansé par l'illustre Loïe Fuller, dirigé par D.E. Inghelbrecht, plus tard repris par Diaghilev. Un an après était donné l'imposant Quintette avec piano. Avec ces trois ouvrages, Schmitt était lancé, définitivement. Sa vie ultérieure se confond avec son oeuvre, jusqu'à l'ultime triomphe de la Deuxième Symphonie de 1958. 

Une exception, notable, celle de son attitude un peu avant et durant la Seconde Guerre mondiale. Longtemps occultée -aucune des monographies lui consacrées n'en parle-, elle était connue, mais tue (pudiquement ?). Qu'en est-il exactement ? Il était proche de la sensibilité germanique, sans doute, avait effectué plusieurs séjours en Allemagne certes, mais encore ? Il a crié "Vive Hitler" à un concert Kurt Weill, a participé à une commémoration Mozart en pleine guerre (avec Honegger, entre autres), et a tenu fréquemment des propos antisémites. Tout cela a tout de même conduit à un procès d'épuration en 1946, et pourrait être l'une des causes de la négligence de sa musique après son décès. Il faut avoir le courage de le dire, mais aussi de dissocier cette attitude de l'oeuvre. On lit bien Céline aujourd'hui, on regarde toujours Derain, on admire Cortot. Il faut encore écouter Schmitt, tout en n'oubliant pas cet aspect sombre de sa personnalité.

Le compositeur reste donc connu pour les trois oeuvres citées mais aussi, et peut-être surtout, pour sa fabuleuse palette orchestrale orientalisante. En effet, depuis la verte Sémiramis, puis Salomé, il écrira quatre fresques opulentes, étouffantes, luxuriantes, et qui risquent bien de demeurer ses plus grands titres de gloire : la musique de scène pour Antoine et Cléopâtre (1920), le Poème symphonique La Danse d'Abisag (1925), la musique du film Salammbô de Pierre Marodon (1925) et le grand ballet choral Oriane et le Prince d'amour (1938), sa partition la plus longue. Comme le dit si justement Catherine Lorent, "Si l'orientalisme musical d'un Félicien David est riche en couleur locale, celui d'un Ernest Reyer suave, et celui d'un Saint-Saëns pittoresque, l'orientalisme de Florent Schmitt est avant tout barbare". Cela est tout à fait pertinent, et c'est cette barbarie précisément qui séduit les amateurs de grands tableaux sonores. C'est une musique violemment évocatrice d'univers historiques ou imaginaires, qui plonge l'auditeur dans le fracas d'un autre monde, un peu comme, dans un genre différent, les Symphonies ou Poèmes symphoniques d'Arnold Bax, de qui on a pu le rapprocher. "Nuit au palais de la reine" (Antoine et Cléopâtre), "Récit du vieillard" et "Le défilé de la hache" (Salammbô) ou la suite d'orchestre d'Oriane et le prince d'amour sont de splendides exemples de cette atmosphère lourde et puissante que Schmitt parvient à rendre palpable. Son langage est personnel, basé essentiellement sur une expérimentation approfondie du rythme, sans dédaigner l'influence certaine de Debussy et Strauss qu'il parvient à amalgamer harmonieusement, contrairement à ce qu'écrivait Claude Rostand dans son célèbre "Dictionnaire de la musique contemporaine" (1970), qui niait tout apport extérieur. En ce sens, Florent Schmitt est l'héritier direct, sinon le dernier, du romantisme "babylonien" d'Hector Berlioz.

L'auteur de ces monuments peut cependant aussi se révéler tendre, intime, émouvant même. J'en veux pour preuve quelques pages moins connues, mais remarquables, comme le diptyque In memoriam dédié à son maître Fauré (1922), l'adorable ballet Le petit Elfe Ferme-l'oeil (1924), la fraîche Suite en rocaille (1934), ou le "thrène" extrait de la Suite sans esprit de suite (1937). D'autres oeuvres encore méritent l'attention qu'occulteraient les pages orchestrales citées, comme le cycle Mirages pour piano (1924), la belle Sonate pour violon et piano, le Quatuor avec piano Hasards, la redoutable Symphonie concertante pour piano et orchestre -commandée par Serge Koussevitzky et créée par l'auteur à Boston en 1932-, ou les difficiles Trio (1944) et Quatuor à cordes (1947). Ce sont là des œuvres qui ne deviendront sans doute jamais populaires, souffrant d'un défaut congénital de l'écriture schmittienne : la complexité, déjà stigmatisée dans le Quintette de jeunesse. Si elle se remarque moins à l'orchestre, recouverte par la brillance de la parure, elle est un peu rédhibitoire dans la musique de chambre, et l'auditeur peine souvent à suivre les lignes mélodiques (ce qui n'arrivera jamais chez un Roussel, par exemple, beaucoup plus clair). Ce caractère trop touffu de l'écriture est peut-être une autre cause de la rareté d'exécution de ces pages et, partant, de la désaffection pour le compositeur.

Deux autres aspects de la personnalité de Schmitt doivent encore être mis en évidence. Il fut, à l'instar de ses collègues Bruneau, Reyer ou Dukas, un  très brillant critique musical, maniant la plume avec une verve caustique des plus pertinentes et toujours au service des jeunes talents. C'est ainsi qu'il défendit vigoureusement Prokofiev, Berg ou Messiaen. D'autre part, il affichait un sens de l'humour particulier, qui pourrait le rapprocher de Satie : comme chez l'auteur des Trois morceaux en forme de poire, ses titres reprennent souvent des calembours ou autres bizarreries (Sonate libre en deux parties enchaînées, Fonctionnaire MCMXII, Cançunik, Clavecin obtempérant, Habeyssée, Chants alizés). Ses sorties au concert contre les "dames du 16ème" sont célèbres. Le plus joli exemple de cet humour: la dédicace du mouvement lent de son Quatuor à cordes, intitulée "In memoriam... de grands morts: Chopin, Chabrier, Fauré, Borodine, Rimsky-Korsakov (...), Balakirev de Thamar, Albeniz, et, par anticipation, d'autres grands morts encore à naître... ". Et un autre petit trait: son catalogue, par respect pour la 32e Sonate de Beethoven, passe de l'opus 110 à l'opus 112...

Bruno Peeters

Crédits photographiques : Eugène Pirou / Bibliothèque nationale de France

 

 

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