Un an après la nouvelle production de Béatrice di Tendasur la scène de la Bastille, la reprise de ces Puritains prend d’autant plus de sens qu’elle correspond à une chronologie et une évolution décisives dans la vie du compositeur. En effet, c’est juste après la chute de son opéra vénitien que Bellini décide de venir à Paris et compose son chef d’œuvre pour le Théâtre italien de Paris. Cette fois, la première est un triomphe ; une reprise avec La Malibran est même envisagée. Mais c’est aussi un testament : il ne lui reste que huit mois à vivre.
La confrontation entre ces deux opus met en évidence l’évolution d’écriture et de style.Dans l’urgence de plaire, Vincenzo Bellini s’éloigne de la tentation monumentale de sa partition précédente et, tout en conservant une structure musicale qui tend vers le « grand Opéra », il l’assouplit, la rend nerveuse, lisible et bien plus efficace.
L’intrigue, déjà : elle s’inscrit dans la vogue des romans de Walter Scott. Rossini lui doit la Dame du lac de 1819 et Donizetti Lucia di Lammermoor l‘année même des Puritains. Pour mieux satisfaire le goût de la capitale, c’est une pièce française Têtes rondes et cavaliers de Saintine et Ancelot, elle-même adaptée de Walter Scott que le comte Pepoli transforme en livret.
Ensuite, les contrastes de masse se simplifient. Affrontements virils, patriotisme, folie, trahison vont exacerber le génie particulier du compositeur sicilien ; l’expression d’une douceur, d’un galbe entre terre et ciel sont approchés au plus près. Les « efflorescences des voix solistes » selon l’ expression de Christian Goubault dégagent ainsi d’autant plus d'émotions qu’elles naissent de la pire noirceur (« Credeasi misera! » en représente le sommet).
Cette secrète beauté trouve en Lisette Oropesa, une incarnation confondante de vérité. Aucune note, aucune vocalise n’a d’autre but que la révélation d’un monde intérieur en constante métamorphose. Dès ses premières errances, parmi les herses de ferraille sur tournette qui servent de décor, son jeu fluide suggère la tragédie. Présence rayonnante, belcantiste exemplaire (admirables « messa di voce »), sa vocalité pleine et fruitée captive et touche de la première à la dernière mesure.
Cette reprise de l’un des plus populaire opéras de Verdi (1853), dans la mise en scène d’Alex Ollé (Fura dels Baus, 2016), présente trois atouts : la force d’une œuvre-quintessence du romantisme européen, des direction et distribution de haut vol, le tout plongé dans un bain de latinité aux antipodes des rigueurs puritaines.
L’orchestre, ici dégagé d’impératifs scéniques hasardeux, se déploie dans toute son envergure. A sa tête, Carlo Rizzi, familier de Pesaro, de l’italianità mais également du Grand Opéra -il a notamment dirigé la Juive de Fromenthal Halévy (1835) si présente dans le Trouvère. D’un geste aussi précis qu’élégant, teinté d’une légère sprezzatura, il obtient un équilibre, une tension dramatique sans failles.
Arturo Toscanini réclamait les quatre meilleurs chanteurs du monde pour le Trouvère. Cette distribution n’en est pas loin. Le plateau ne s’économise ni en puissance (au risque de saturer le système de spatialisation acoustique) ni en expressivité ; jusqu’aux nuances du chœur d’hommes qui surprennent agréablement par leur velouté.
Quoique peu prodigue en demi-teintes, le ténor azerbaïdjanais, Yusif Eyvazov, balaye tout sur son passage, assumant les périls de la partition avec une témérité qui force l’admiration. Le poète-guerrier sait se révéler également touchant en rival-frère du Comte de Luna (Etienne Dupuis).
Ce dernier met sa vaillance, son élégance, son timbre clair et sonore au service d’un personnage dominateur et jaloux dont la folie le distingue et l’éloigne du cynisme d’un Scarpia.
Cette année, les Salzburger Festspiele ont à nouveau pu présenter un riche programme de concerts, récitals, opéra et théâtre, un soulagement après les problèmes et restrictions de l’année précédente. Six productions scéniques et deux versions de concert étaient à l’affiche. Dans les distributions, à côté de noms illustres, de jeunes chanteurs participant au «Young Singers Project», qui suivent des Masterclasses et ont été choisis pour faire partie de l’ensemble. C’était le cas de la soprano belge Flore Van Meerssche qui a été distribuée en « sacerdotessa » dans la production d’Aida (Verdi) dirigée d’ailleurs par Alain Altinoglu, le directeur musical de la Monnaie.
Cette Aida était une reprise de la production de 2017 dans une mise en scène de Shirin Neshat, une artiste iranienne (photographe, vidéaste), avec des décors abstraits de Christian Schmidt. Pas d’évocation de l’Egypte des pharaons, mais un monde oriental plutôt islamique, sévère et fermé, avec des femmes voilées, des hommes insolents et effrontés qui terrorisent même la Cour de la Princesse Amneris,(sur la musique des petits esclaves maures !) et des blocs de prêtres immobiles avec de longues barbes blanches. Des projections réalisées par la photographe Neshat illustrent le contexte d’Aida, qui ne correspond pas au livret de l’opéra, et la mise en scène et la caractérisation des personnages restent trop sommaires. Pas étonnant qu’Erwin Schrott fasse régulièrement sortir le grand prêtre Ramfis des rangs ! Vocalement un peu plus de discipline aurait été préférable. Rien à reprocher à Roberto Tagliavini qui donnait au Roi noblesse vocale et autorité. Piotr Beczala débutait en Radames et donnait une belle allure au jeune guerrier. Vocalement, le rôle était brillamment interprété et il terminait « Celeste Aida » tout en nuances comme Verdi l’avait souhaité ! Elena Stikhina offrait à Aida une voix souple et expressive, de belles nuances et de l’émotion. Belle prestation d’Eve-Maud Hubeaux dans le rôle d’Amneris : allure royale, voix ample et expressive et interprétation captivante. Luca Salsi campait un Amonasro vaillant. Dans sa brève intervention de la sacerdotessa du temple, Flore Van Meerssche donnait à entendre une voix limpide et pure. C’est Alain Altinoglu, le directeur musical de la Monnaie, qui dirigeait le Wiener Philharmoniker dans une exécution subtile et dynamique, pleine de nuances et de couleurs, avec un soin remarquable pour les chanteurs et un grand souffle dramatique.
Il Trittico de Puccini avait droit à sa toute première présentation au Festival de Salzburg, sous la direction musicale de Franz Welser-Möst et dans une mise en scène de Christof Loy. Il se présentait d’emblée comme la production la plus populaire du festival. Certainement aussi grâce à la présence dans les trois operas d’Asmik Grigorian, la soprano lituanienne qui est la nouvelle star du Festival. Loy choisit de ne pas présenter les trois opéras Il Tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi dans l’ordre habituel. La soirée débutait avec Gianni Schicchi sous forme d’une farce burlesque pour finir avec Suor Angelica, prisonnière dans un cloitre strict, enfermée entre des murs gris qui bannissent le soleil et la verdure, quasiment sans chaleur humaine.
En dépit d’un lourd contingentement des places, le Festival Rossini de Pesaro présente, pour sa 52e édition, trois ouvrages dans de nouvelles productions, Il Signor Bruschino au Teatro Rossini, Elisabetta regina d’Inghilterra et Moïse et Pharaon au Teatro Vitrifrigo Arena à l’extérieur de la cité. N’ayant pu voir le premier de ces spectacles, j’ai néanmoins assisté à la répétition générale de l’un et à la première publique de l’autre (Elisabetta du 8 août, Moïse du 9).
Depuis la création de ce festival en 1980, Elisabetta regina d’Inghilterra n’a été affichée qu’une seule fois, en août 2004, dans la mise en scène de Daniele Abbado, sous la direction de Renato Palumbo, avec Sonia Ganassi dans le rôle-titre. Dix-sept ans plus tard, Ernesto Palacio, l’actuel surintendant des manifestations, fait appel au régisseur turinois Davide Livermore qui, depuis 2010, a proposé en ces lieux Demetrio e Polibio, Ciro in Babilonia, L’Italiana in Algeri et Il Turco in Italia.
Que faire de cette première ‘opera seria’ napolitaine créée au Teatro di San Carlo le 4 octobre 1815 ? La trame, mal ficelée, évoque les tribulations de Leicester et de Matilde, son épouse secrète, alors que la reine vierge Elisabeth Ière, éprise de lui, veut en faire son époux. C’est pourquoi le metteur en scène décide de transposer l’action au XXe siècle en prêtant à la souveraine les traits d’Elisabeth II, comme s’il s’agissait d’un épisode supplémentaire à la célèbre série télévisée The Crown. Avec l’aide du vidéaste D-Wok, Giò Forma conçoit un décor projeté devant lequel s’amassent les éléments en dur d’un hôtel de luxe. Les costumes de Gianluca Falaschi jouent sur le bariolage des coloris de la gentry huppée peuplant les salons de Buckingham Palace. Plus d’une fois, cette relecture frôle le ridicule (Leicester devenu officier de la flotte aéronautique est soumis à la question dans un goulag aux éclairages orange insoutenables, Norfolk recourt au téléphone pour dénoncer les agissements de Leicester à la souveraine…)
Avec le Teatro Real de Madrid, le Liceu est une des rares maisons d'opéra qui survivent à l'actuelle débâcle. Au dernier mois de décembre, plusieurs représentations de “La Traviata” ont dû être annulées suite à des restrictions gouvernementales drastiques. La direction, ayant fait valoir les efforts techniques et d'organisation mis en pratique pour assurer une sécurité maximale de spectateurs et artistes, a finalement obtenu l'autorisation de continuer leur saison. « Les Contes d'Hoffmann » mis en scène en 2012 par l'équipe de Laurent Pelly retrouvent ici une distribution de haut vol, mais surtout une volonté de survie et de dépassement des difficultés qui frappe le spectateur. L'orchestre, mené de main de maître par Riccardo Frizza, élégant et souple à souhait dans l'accompagnement, chaleureux et structuré dans les parties instrumentales, joue avec un tel degré de concentration qui se met au niveau des plus grands ensembles du moment. C'est vrai que cette phalange suit ces dernières années un mouvement ascendant, mais c'est un plaisir de l'entendre à ce niveau et nous réconforte quant aux menaces qui guettent actuellement les activités culturelles. Car le formidable réservoir de mémoire qui constitue un orchestre et, a fortiori, une maison d'opéra, sont des éléments que les responsables de la culture devraient tenir bien présents lorsqu'ils se fourvoient dans la gestion des problèmes urgents, oubliant que l'art et la culture nous définissent en tant qu'êtres humains.