Théâtre national de Belgrade, années 1950 : des moments lyriques fabuleux

par

grands opéras russes. Mikhaïl GLINKA (1804-1857 : Ivan Sussanin. Modeste MOUSSORGSKY (1839-1881) : Boris Godounov et Khovantchina. RIMSKY-KORSAKOV (1844-1908) : Snegourotchka (La Filles des neiges). Alexandre BORODINE (1833-1887) : Le Prince Igor. Piotr Illitch TCHAÏKOWSKY (1840-1893) : Eugène Oneguin et La Dame de pique. En bonus : Jules MASSENET (1842-1912) : Don Quichotte. Multiples chanteurs, dont Miroslav Cangalovic, Marija Glavacecic, Drago Starc, etc. Chœurs et Orchestre de l’Opéra National de Belgrade, direction Oscar Danon et Kresimir Baranovic. Livret en allemand et en anglais. Pas de textes des opéras. Plus de 22 heures. Profil Hänssler PH19040 (un coffret de 22 CD).

Au milieu des années 1950, malgré les relations refroidies entre l’Est et l’Ouest, le label Decca prit l’initiative d’enregistrer une série d’opéras russes avec l’Opéra National de Belgrade, dont la qualité dépassait les frontières de ce qui était encore la Yougoslavie, sous le régime de Josip Tito. On était au début de la stéréophonie et les gravures furent simultanément immortalisées en mono et en stéréo (dans ce cas, sous l’étiquette Ace of Diamonds). Les premières sessions débutèrent en février 1955 par Le Prince Igor et la Khovantchina. Les autres partitions suivirent au fil des mois, parfois dans des versions alternatives ou avec quelques coupures. C’est ce bloc de sept opéras, devenus légendaires, que Hänssler nous rend aujourd’hui dans leurs versions en mono. Récemment, la firme Decca les a réédités à l’unité, dans la version stéréo ; ils ont été très bien accueillis par la critique qui a salué la prise de son mais aussi les qualités vocales. Le son mono ici disponible est d’une qualité technique qui n’a pas à rougir face au nouveau procédé. L’avantage du regroupement en coffret n’échappera d’ailleurs à personne.

Situé aujourd’hui en plein cœur de la capitale de la Serbie, place de la République, l’Opéra National de Belgrade a été construit en 1868, dans un style classique du XIXe siècle qui n’est pas sans faire penser à l’édifice de la Scala de Milan. On peut dater les débuts des séances d’opéras vers 1910. Dix ans plus tard, on y interprétait Puccini, Rossini ou Verdi, mais aussi des compositeurs locaux. A l’époque de l’entre-deux-guerres, l’Opéra jouissait déjà d’une bonne réputation ; l’engagement de Lovro von Matacic comme chef d’orchestre entre 1926 et 1931, puis directeur général de la musique entre 1938 et 1942, fit progresser la qualité, d’autant plus que l’habitude fut prise de recourir non seulement à des chanteurs du cru, mais aussi d’engager des artistes lyriques russes. Après la seconde Guerre Mondiale, c’est Oscar Danon (1913-2009) qui fut appelé aux commandes. Grand résistant pendant le conflit, il prit la direction dès 1945 pour une durée de quinze ans ; en 1960, il quitta ses fonctions mais conserva la direction de l’orchestre. C’est sous son ère que « l’âge d’or » de l’Opéra de Belgrade connut son apogée, au milieu des années 1950, au moment où Decca décida les enregistrements. Un autre chef fut attaché à la maison de 1951 à 1961, Kresimir Baranovic (1894-1975), qui était aussi compositeur et avait, avant les hostilités, dirigé dans son pays des œuvres de Moussorgsky ou Shostakovich, monté des ballets de Strawinsky et s’était fait connaître du côté de Prague en mettant Smetana en valeur. Ces deux personnalités de premier plan de la culture serbe se partagent les opéras regroupés dans le présent coffret. Le gratin des spectacles lyriques de l’époque montés à Belgrade y figure.

L’Opéra National fonctionnait avec une troupe permanente, tant au niveau des chanteurs que des choristes et de l’orchestre, assurant à l’ensemble une absolue homogénéité, ce que démontre chaque opéra. Ce coffret est soigné au niveau de sa documentation discographique, il reprend de façon systématique les dates d’enregistrements, les numéros des 33 Tours réalisés en mono et donne de bons résumés des différents livrets lyriques. Mais, comme cela devient une mauvaise et frustrante habitude dans toute une série de productions historiques, il ne dit quasiment pas un mot des protagonistes du chant. Alors que ce sont eux, au-delà des chœurs, de l’orchestre et de leurs chefs, qui sont les vrais héros des affiches ! 

Procédons par ordre chronologique de prises de son (ce n’est pas l’ordre du coffret, voir celui-ci en présentation). Du 9 au 24 février 1955, à la Maison de la Culture de Belgrade, tous les soins sont accordés simultanément à Khovantchina et au Prince Igor, sous la direction successive de Baranovic et de Danon. Ils paraîtront la même année chez Decca sous les numéros LXT 5045/48 (Khovantchina, CD 7 à 9)) et LXT 5049/53 (Prince Igor, CD 13 à 15). Miroslav Cangalovic est un fastueux Dosifei dans le premier, égalant en splendeur vocale le Russe Mark Reizen, considéré souvent comme le meilleur interprète du rôle au XXe siècle. Nous y reviendrons. Le baryton Dusan Popovic (1927-2001) est le Prince Igor ; avec la soprano Valerija Heybal (1918-1984), il forme un duo exemplaire de puissance et d’expressivité. Tous les autres rôles, dans chaque opéra, sont dignes d’éloges, tant ces chanteurs sont engagés et dramatiquement en place. En mars et avril de cette même année 1955, c’est le tour de Boris Godounov, enregistré au Théâtre National de Zagreb (CD 4 à 6, paru en Decca LXT 5054/56). En tête de distribution, Miroslav Cangalovic, absolue vedette des lieux (et de quelques autres). Né en 1921, cette grande basse à la voix étendue, d’une musicalité intense, fait ses débuts à Belgrade dans le rôle du geôlier dans Tosca en 1946. Il suit alors des cours de chant avec Zdenka Zikova, célèbre cantatrice tchèque qui s’était illustrée notamment dans La Fiancée vendue de Smetana. Elle va révéler à Cangalovic tout son potentiel. Au cours d’une carrière de quarante ans, cette basse va tenir plus de 90 rôles et se signaler aussi dans Faust, Verdi et Mozart. Il sera primé deux fois à Paris comme meilleur chanteur de l’année et y sera fait Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres. Dans le répertoire slave, il est incomparable. Dans le rôle de Boris, précisément, il a été considéré comme le plus grand après Chaliapine, même si l’on ne peut oublier d’autres statures : Mark Reizen ou Nicolai Ghiaurov et, plus près de nous, Alexander Vedernikov ou Martti Talvela. Le présent enregistrement démontre la carrure dramatique et la puissance vocale de Cangalovic. 

Ce coffret Hänssler le met d’ailleurs particulièrement en évidence, car c’est lui que l’on retrouve dans plusieurs rôles-titres : celui d’Ivan Soussanine (enregistré en septembre 1955, CD 1 à 3, Decca LXT 5173/76), celui de Godounov déjà mentionné, celui de Dosifei dans Khovantchina (déjà cité), de Vieux-Froid dans Snegourotchka (enregistré en octobre 1955, CD 10 à 12, Decca LXT 5193/97, paru en 1957), du Prince Grémine d’Eugene Oneguin (enregistré en novembre 1955, CD 16 et 17, Decca LXT5159/61, paru en 1956). Lorsque ces opéras sont captés par les micros, Cangalovic est au sommet de son art. A tel point que ce coffret aurait pu s’appeler « Hommage à Cangalovic » ! On le retrouve encore en Don Quichotte, dans l’opéra éponyme de Massenet enregistré dix ans plus tard, en 1965, avec quelques coupures, dans une superbe stéréo, chanté en français et proposé en bonus du projet de base du coffret (CD 21 et 22, Everest S 440/2, paru en 1966). Cangalovic est époustouflant dans ce rôle, d’abattage et de douleur sourde en même temps, avec une Dulcinée de rêve, Breda Kalef, née en 1930, et un délirant Sancho Pança en la personne de Latko Korosec. Occupé sans doute à une autre session, Cangalovic n’est pas distribué dans La Dame de Pique (enregistrement de 1955, dates non précisées, CD 18 à 20, Decca LXT 5189/92, paru en 1956). Mais le plateau est tout aussi mémorable, du baryton Dusan Popovic (1927-2001) en Prince Yeletski à la mezzo Melanija Bugarinovic (1903-1986) en Comtesse. 

Dans sa totalité, ce pavé opératique fait revivre non seulement une époque du chant, mais aussi un lieu prestigieux qui, à force de travail, de continuité dans l’équipe de base et d’investissement artistique, avait acquis une renommée internationale plus que méritée, parfaitement illustrée dans ce coffret qui est aussi un bel objet, les pochettes intérieures sélectionnées pour diversifier chaque œuvre représentant une imagerie russe bien calibrée. Le travail des chœurs est exceptionnel et les directions orchestrales sans faille, surtout celles du fougueux Oscar Danon. Mais ce n’est pas tout ! Il faut ajouter à ces fleurons indispensables pour tout amateur d’art lyrique russe, deux compléments de taille. Le premier est situé à la fin du CD n° 3 d’Ivan Soussanine. L’éditeur a ajouté sept précieuses minutes en appendice. Il s’agit du fameux air de Sobinine dans la version de Glinka de 1836, avec Nicolai Gedda, les chœurs (irrésistibles) de l’Opéra de Belgrade dirigés par Oscar Danon et l’Orchestre des Concerts Lamoureux sous la baguette d’Igor Markevitch, un enregistrement effectué à Paris en 1957 et paru sous étiquette HMV ALP 1615 en mono en 1959. Gedda y chante l’air suraigu de Sobinine que peu de ténors osent affronter. C’est bluffant ! Et ce n’est pas encore tout : un extra est proposé aussi à la fin de Boris Godounov sur le CD n° 6. Quinze minutes de bonheur absolu avec Mark Reizen (1895-1992), cette basse soviétique considérée dans son pays comme le successeur de Chaliapine, Prix Staline à plusieurs reprises, héros d’intégrales russes d’opéras célèbres. Ici, ce n’est pas un extrait de la version connue de 1948 avec Nikolaï Golovanov (version arrangée par Rimsky-Korsakov), mais la Scène devant la basilique dans l’instrumentation d’Ippolitov-Ivanov, une rareté (première en CD) dans la version de 1955/56, sous la baguette de Vassili Nebolski, avec les Chœurs et l’Orchestre du Grand Théâtre Académique d’URSS, publié en 33 Tours chez Telefunken en 1957 sous le numéro UV 157. On y entend Ivan Koslovski, ténor lyrique russe (1900-1993), autre star qui se rendit célèbre à travers un Lohengrin de 1949 dirigé par Samuel Samosud (1884-1964). Un coffret historique, remarquable et indispensable !

Son : 8  Livret : 8   Répertoire : 10   Interprétation : 9

Jean Lacroix 

 

 

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