Trois nouvelles parutions : Sonates en trio de Bach, pour viole et… violoncelle piccolo

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Johann Sebastian Bach (1685-1750) : « Sei Suonate à cembalo [con]certato è violoncello piccolo solo », en si mineur, la majeur, mi majeur, ut mineur, fa mineur, sol majeur BWV 1014-1019. Mario Brunello, violoncelle piccolo. Roberto Loreggian, clavecin, orgue positif. Francesco Galligioni, violoncelle, viole de gambe. Livret en anglais, français, italien. Août 2020. TT 45’43 + 51’58. Arcana A490

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Sonates pour viole de gambe et clavecin en sol majeur, ré majeur, sol mineur BWV 1027-1029. Christoph Schaffrath (c1710-1763) : Sonate en la majeur CSWV:F:29. Robert Smith (1980*) : Dido’s Torment. Robert Smith, viole de gambe. Francesco Corti, clavecin. Livret en anglais. Février 2020. TT 62’43. Resonus RES10278

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Sonates pour viole de gambe et clavecin en sol majeur, ré majeur, sol mineur BWV 1027-1029 ; Sonate en trio pour orgue no 3 en ré mineur BWV 527 [arrgmt Sarah Cunningham] ; Allemande de la Partita pour flûte en la mineur BWV 1013 [arrgmt Sarah Cunningham]. Sarah Cunningham, viole de gambe. Richard Egarr, clavecin. Livret en anglais, allemand, français. Novembre 2017. TT 65’51. Avie AV2491

« Sei Suonate à cembalo [con]certato è violoncello piccolo solo » : nous avons pris l’initiative de désigner entre parenthèses le titre avancé par la couverture, qui détourne la configuration habituellement confiée au violon et non au « violoncello piccolo ». Le disque s’inscrit comme second volume d’une trilogie Brunello Bach Series qui en 2019 a déjà publié les Sonates et Partitas BWV 1001-1006 pour ce même instrument à quatre cordes construit par Filippo Fasser d’après un Amati du début XVIIe siècle. On sait que Bach confia des pages à un petit frère du violoncelle, ne serait-ce qu’en certaines cantates et pour le BWV 1012, dernière des six Suites. Dans le livret, le musicologue Edoardo Sbaffi, auteur d’une thèse sur l’instrument, rappelle que les Duport et Jean-Baptiste Janson transcrivirent pour un violoncelle accordé à l’octave sous le violon des pièces dédiées à ce dernier, pour s’accaparer une partie de son abondant répertoire. Un expédient qui « par rapport au violon, ramène la voix céleste dans un cadre plus terrestre » nous dit Mario Brunello dans son texte à l’élan tout poétique. De toute façon, on sait qu’à cette époque les effectifs n’étaient pas inamovibles, surtout pour Bach dont « le mouvement en trio n’est pas soumis à une instrumentation déterminée, mais fait en quelque sorte office de principe abstrait de composition », pour citer l’éminent Peter Wollny qui a aussi alimenté la notice du CD.

Autres particularismes : notre équipe a choisi de renforcer la ligne basse par violoncelle et viole, suivant l’invitation ad libitum de la partition ; dans la même veine, Roberto Loreggian alterne voire couple l’orgue et le clavecin, contribuant selon ses mots à un « kaléidoscope de timbres sonores ». Voilà réunis les ingrédients d’une interprétation hors norme, qui remodèle effectivement non seulement les tessitures, mais aussi le canevas et même l’ensemble du paysage, investi par un puissant et neuf imaginaire. Littéralement incomparable aux versions pour violon et clavecin seuls, cette approche subit aussi son presque inévitable revers : le soliste, malgré l’autorité et le charisme de Mario Brunello, se trouve parfois annexé dans le décor sans garder voix maître (malgré son zèle, c’est un peu le cas dans le second mouvement de la Sonate en ut mineur, et plus encore dans son dernier dévoré par des tuyaux endiablés).

En tout cas cette mise en concurrence polyphonique est à l’honneur des œuvres et des trois musiciens, moins rivaux que complices d’une captivante relecture. Le molleton du jeu luthé dans l’Andante un poco de la seconde sonate ; dans la troisième le turbide galop de l’Allegro, la liesse échancrée du finale ; les douloureuses oraisons du Lamento du BWV 1018 : quelques exemples d’un voyage d’une heure et demie dont aucune étape ne laisse indifférent et renouvelle constamment l’intérêt. Preuve, s’il en fût besoin, que ces six Sonates ne sont pas denrées fongibles mais un génial substrat de modularité, pourvu qu’on l’exploite avec le talent et l’inspiration requis. C’est le cas dans cet album.

Après s’être illustré dans Marin Marais et Georg Philipp Telemann chez le même label, Robert Smith nous revient dans un célèbre corpus de la littérature pour viole : les trois Sonates de Bach, celles que l’on pense de rédaction tardive quoique vraisemblablement conçues lors de la période de Cöthen (1717-1723). Le livret du CD s’attache à discerner le genre obbligato d’avec la sonate en trio. Au vu de ces pertinentes réflexions et de l’importance de la seconde voix mélodique endossée par une main du clavecin, on s’étonne que les micros confèrent peu de présence à l’exemplaire (inspiré de Mietke) joué par Francesco Corti. Toutefois l’instrument s’entend plus favorisé dans la captation du BWV 1027, qui révèle une perspective mieux équilibrée, certes grâce à un niveau de gravure qui semble rehaussé. La tournure galante du BWV 1028 prépare à la Sonate de Christoph Schaffrath, lequel au clavier servit la Cour de Prusse et notamment la Princesse Anna Amalia dont la bibliothèque demeure la seule source d’époque qui préserve les œuvres pour viole de ce compositeur.

Depuis les enregistrements de Wieland Kuijken (DHM en 1974, d’une sévère dignité avec Gustav Leonhardt) et Jordi Savall (Emi en 1977, avec un Ton Koopman prodigue d’ornementation) en passant par l’énergique lyrisme d’Anner Bylsma sur violoncelle piccolo (avec accompagnement d’orgue, Sony 1990), la discographie n’est pas avare de réussites. Sans atteindre le premier rang face à ces références ni révolutionner le propos, l’impétrant séduit. La prestation scintillante du virtuose italien, que nos colonnes avaient salué d’un Joker Millésime 2020 pour son premier volume de concertos de Bach avec l’ensemble Pomo d’Oro (Pentatone), contribue à une texture délicate et transparente, un brin mignarde, parfois au risque de l’évanescence tel qu’on l’a dit. Le jeu léger et bien articulé de Robert Smith coule avec lustre et aisance, proposant un compromis entre le trait net et le souple chant, d’une claire facture qui rappellerait au violoncelle le lumineux témoignage d’Antonio Janigro (Westminster). Une prestation fine et gouleyante, limpide et aérienne, spatialisée dans une acoustique sans gras. Le programme est complété par une création de Robert Smith, dérivée de la Lamentation de Didon d’Henry Purcell, en incluant clins d’œil à Marais et… aux riffs du groupe rock Metallica, ce qui rappelle combien l’homonyme du leader ébouriffé de The Cure aime aussi se produire hors des sentiers battus.

On se rappelle sa participation aux vinyles Musique judéo-baroque de Joël Cohen (1979), Pour la Chambre du Roy avec Christopher Hogwood, ses albums solo (Play this passionate, Virgin 1990), ou chambristes au sein du Trio Sonnerie constitué en 1982 (originellement avec Mitzi Meyerson et Monica Huggett) ainsi que d’innombrables contributions avec les grands ensembles et labels de la scène baroque : depuis plus de quarante ans, Sarah Cunningham appartient au paysage familier des mélomanes férus de musique ancienne. Un personnage respecté et pédagogue, membre de la Juilliard School et de la Princeton University. Une figure éminente et rassurante nous arrive avec ce CD, son premier pour Avie.

Une vision élégante, jamais appuyée, peu contrastée où la justesse du maintien, la subtilité du tégument pourront sembler fades ou délayées. Sur un Rubio d’après Taskin, Richard Egarr se plie à l’exercice de modestie, affine les tulles et mousseline ; une main droite aussi volubile que moirée, une main gauche mobile et qui ne pèse rien. Sur cette trame allégée et inspirante, la violiste américaine brode avec parcimonie, un rien d’amertume (Andante BWV 1028), soutirant à sa Jane Julier d’après Bertrand de chastes couleurs et un dosage homogène de la tessiture. Une réserve peut-être insuffisante pour enthousiasmer les allegros des BWV 1027 et 1028, pour animer le geste concertant du BWV 1029 qui nécessiterait une autre dramatisation, ou du moins une rhétorique plus engagée. En ce triptyque, le duo pose notre regard comme sur certains portraits de Thomas Gainsborough : un tableau convenu, distant, un fond délavé où la sagesse de la pose nous éloigne de la plénitude du sujet. Ce havre pâle et bucolique s’inscrit toutefois dans un rapport équilibré entre les interprètes qui font œuvre de sereine humilité, laquelle n’est pas un moindre gage de leur talent qui n’a plus rien à prouver.

Capté dans une agréable acoustique, le parcours est complété par un arrangement de la Sonate pour orgue en ré mineur, elle-aussi écrite en trio, et servie avec probité. La transcription pour viole seule de l’Allemande pour flûte conclut le programme sur un mode taciturne et las : on pourra se dispenser de ce moribond codicille qui flétrit la gracile nervure que les deux artistes ont su insuffler aux sonates.

Christophe Steyne

Arcana : Son : 8,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9,5 – Interprétation : 10

Resonus : Son : 8 – Livret : 8,5 – Répertoire : 8-9,5 – Interprétation : 9

Avie : Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 9,5 – Interprétation : 7,5

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