Troisième volet de l’œuvre avec orchestre de Pancho Vladigerov : les cordes

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Pancho Vladigerov (1899-1978) : Concertos pour violon et orchestre n° 1 et n° 2 op. 11 et op. 61 ; Burlesque pour violon et orchestre op. 14 ; Paraphrase bulgare op. 18/1, « Horo », pour violon et orchestre ; Rhapsodie bulgare pour violon et orchestre, « Vardar », op. 16 ; Suite bulgare op. 21 pour violon et orchestre ; Danse bulgare pour deux violons et cordes ; Romance élégiaque pour violoncelle et orchestre ; Fantaisie de concert op. 35 pour violoncelle et orchestre. Georgi Badev, Dina Schneidermann et Emil Kamilarov, violon ; Ventseslav Nikolov, violoncelle ; Orchestre de chambre de Bulgarie, direction Pancho Vladigerov ; Orchestre symphonique de la Radio nationale bulgare, direction Alexander Vladigerov. 1970-1975. Livret en allemand et en anglais. 129.20. Un album de deux CD Capriccio C8064.

Avec cet album de deux CD, le label Capriccio poursuit sa mise en évidence de l’œuvre avec orchestre du Bulgare Pancho Vladigerov, compositeur adulé dans son pays, mais quasiment inconnu chez nous. L’initiative est d’autant plus louable que ce créateur postromantique a écrit des partitions de toute beauté, ainsi que nous l’avons démontré déjà dans les colonnes de Crescendo, en octobre 2020 pour les cinq concertos pour piano (Joker Patrimoine), puis en décembre pour un premier volume des œuvres symphoniques. Nous renvoyons le lecteur à ces deux articles en ce qui concerne la biographie de Vladigerov et la place fondamentale qu’il occupe dans l’histoire musicale de la Bulgarie. Rappelons que cette série de CD (sept déjà pour les trois volets) consiste en des repiquages d’une collection d’une trentaine de 33 Tours, enregistrés par Balkanton au cours des années 1970. Le présent album, dévolu aux œuvres pour cordes et orchestre, se révèle du plus haut intérêt. 

C’est aussi l’occasion de retrouver le remarquable talent et l’archet ardent du violoniste Georgi Badev (1939-2015). A peine âgé de vingt ans, ce virtuose bulgare se classe sixième lauréat du Concours Reine Elisabeth en 1959 (le vainqueur est Jaime Laredo) après avoir joué en finale le concerto de Tchaïkovsky. Il remporte le premier prix du concours de Montréal en 1966, sa carrière est lancée. Invité aux Etats-Unis par Isaac Stern, il s’y produit en soliste, ainsi qu’à Londres, Moscou, Paris ou Rome. Il aime enchaîner lors d’une même prestation trois concertos d’affilée (Bach/Beethoven/Brahms ou Haydn/Prokofiev/Tchaïkowski). Il valorise aussi les compositeurs de son pays, où il est reconnu comme un pédagogue de premier plan. Au disque, il enregistre entre autres Schubert, Brahms, Beethoven ou Mozart pour Harmonia Mundi et Balkanton. Dans ce nouvel album Capriccio, Georgi Badev, grand défenseur de la musique de Pancho Vladigerov, est très présent au fil d’un parcours de plus de 60 minutes : on le retrouve dans quatre partitions de l’album. C’est lui qui ouvre le programme, le premier CD accueillant les deux concertos. 

S’ils sont écrits à près de cinquante ans de distance, le Concerto pour violon n° 1 (1920) et le Concerto pour violon n° 2 (1968), sont des témoignages d’un éloquent lyrisme, d’une grande virtuosité et d’une profonde expressivité. Lorsqu’il compose le premier, Pancho Vladigerov, âgé de 21 ans, est au début de sa période allemande au cours de laquelle, et ce jusqu’en 1932, il va travailler avec le metteur en scène Max Reinhardt. Le premier mouvement, Moderato, s’inscrit dans la grande ligne romantique avant un Andante cantabile qui permet au soliste d’engager un dialogue superbement délicat avec le discours impressionniste de l’orchestre. Un Allegro conclusif met en évidence un rythme emprunté à une danse folklorique bulgare. Tout au long de cette partition d’une demi-heure, le violon se taille la part du lion dans un discours parfois éperdu, au chant toujours maîtrisé. La création eut lieu avec succès le 5 mars 1921 par Gustav Havermann, à la Philharmonie de Berlin, sous la direction de Fritz Reiner. Le concerto a été joué ensuite à maintes reprises par le frère de Vladigerov, Lyuben (1899-1992), violoniste de talent. Georgi Badev en fait miroiter toute la saveur et en souligne les accents épurés, dans un style brillant.

On retrouve la même intensité colorée dans le Concerto pour violon n° 2 de 1968. Cinquante après son premier essai, Vladigerov adopte une forme qui valorise encore plus les éléments lyriques et les accents populaires. La facture est toujours postromantique, mais, sur cette base, le compositeur s’est construit un langage personnel très séduisant. Une longue ligne mélodique traverse tout l’Allegro moderato initial, accordant au violon une éloquente démonstration virtuose, qui se répercute dans un Andante molto sostenuto traversé par une vibrante émotion lyrique. Le Molto Vivace final entraîne l’archet dans un climat d’engagement passionné avec l’orchestre. C’est Dina Schneidermann, dont nous allons reparler, qui a créé l’œuvre le 6 avril 1969, et la jouera ultérieurement à de multiples reprises, qui en donne ici une version transcendante, très engagée, gravée peu de temps après la première en public ; elle montre que l’inspiration jubilatoire est l’une des qualités fondamentales de l’écriture de Pancho Vladigerov. On notera qu’à une exception près, tout le programme est dirigé par le fils du compositeur, Alexander Vladigerov, qui défend avec brio les œuvres de son père à la tête de l’excellent Orchestre national de la Radio bulgare.

Abordons le deuxième CD, composé de sept pages de courte durée. Trois partitions pour violon et orchestre des années 1920 viennent compléter la prestation de Georgi Badev. Le Burlesque (1922), un mouvement de sonate avec une introduction et une coda, est construit sur des éléments rythmiques tirés d’airs populaires bulgares. Vladigerov va ensuite se lancer dans une série de pièces qui exaltent l’esprit nationaliste, mais aussi la qualité du folklore local. Ces deux dernières caractéristiques atteignent leur apogée dans la Rhapsodie bulgare « Vardar », qui date encore de 1922 et sera légèrement remaniée en 1958. Ecrite à l’origine pour violon et piano, c’est la composition la plus célèbre de Vladigerov ; une série de versions pour divers instruments en a été tirée. La notice la compare, sur le plan national bulgare, à des pages comme la Rhapsodie roumaine n° 1 d’Enesco, la première marche de Pump and Circumstance d’Elgar, ou même au Beau Danube bleu de Johann Strauss fils. Le compositeur utilise ici un choral, écrit par son professeur Dobri Christov cinq ans auparavant, inspiré par un chant populaire macédonien, dont le titre est Vardar. Tout est construit dans l’esprit de la danse, ces neuf minutes de plaisir mélodique se terminant dans l’exubérance. Quant à la Paraphrase bulgare de 1925, sous-titrée Horo, elle s’inscrit dans la même ligne que Vardar, dans un contexte de danse qui, après une lente introduction, se transforme en tourbillon rythmique. Ces pages sont pour le soliste l’occasion de faire la preuve d’un jeu souvent étincelant, d’une sensualité rayonnante et d’un style capiteux. Georgi Badev sert tout cela d’un geste noble et léger à la fois, qui sait se révéler lumineux. Une belle démonstration violonistique, souvent mise en valeur par une orchestration inventive et raffinée, dont les couleurs et la poésie sont très bien servies par la phalange menée par le fils du compositeur.

Après cette triple prestation, retour à Dina Schneidermann (1931-2016), qui, après des études à Odessa où elle est remarquée par Pyotr Stolyarski, a l’occasion de se perfectionner au Conservatoire Tchaïkovsky de Moscou avec David Oïstrakh. Elle remporte deux concours, à Berlin et à Genève, puis épouse le violoniste Emil Kamilarov, (1928-2007) qu’elle suit en Bulgarie. Les époux vont se produire régulièrement ensemble et fonder l’Orchestre de chambre de Bulgarie, ce qui n’empêchera pas Dina Schneidermann de jouer en soliste, notamment à Vienne, où elle est acclamée dans le concerto de Beethoven. Plusieurs compositeurs, dont Kabalevski et Khatchaturian, lui ont dédié des partitions. Avec Vladigerov, elle a connu une active collaboration artistique. Sur le deuxième CD de l’album, on peut entendre son archet raffiné dans la mélancolique Suite bulgare de 1927. Le compositeur a écrit aussi pour elle et son mari une allante Danse bulgare pour deux violons et cordes, qui consiste en une adaptation des Sept danses de 1923, spécialement remaniée pour les deux solistes, en hommage à la fondation par le couple de l’Orchestre de chambre bulgare ; ici, Pancho Vladigerov dirige lui-même ces cinq minutes d’ivresse sonore.

Deux pages pour violoncelle et orchestre, les seules écrites pour l’instrument par Vladigerov, complètent cet album destiné aux cordes. La Romance élégiaque de 1917, pièce de jeunesse orchestrée en 1941 et la Fantaisie concertante de 1948 sont elles aussi écrites dans le style directement accessible du compositeur, qui allie la profondeur expressive à l’émotion. La Fantaisie donne l’occasion au soliste d’entamer avec l’orchestre un dialogue très chaudement virtuose. Le soliste est Ventseslav Nikolov (°1943), qui, soutenu par Rostropovitch et Starker, a joué dès ses 14 ans le Concerto pour violoncelle n° 1 de Chostakovitch. Devenu un pédagogue reconnu, mais aussi un écrivain réputé, Nikolov, qui compte à son actif un vaste répertoire, du baroque au contemporain, était un interprète très apprécié par Vladigerov, dont il joue avec ferveur les vingt minutes de musique qui lui sont confiées.

Ce troisième volet du répertoire de Vladigerov se révèle tout aussi passionnant que les deux premiers albums déjà disponibles. Capriccio fait bien plus qu’œuvre utile en rééditant ces gravures Balkanton des années 1970, restituées avec le plus grand soin possible, malgré l’une ou l’autre saturation instrumentale. Au-delà de la découverte de partitions dont la place serait la bienvenue dans les programmations de nombreux concerts, le label rend un hommage justifié à un créateur inspiré qui sera pour beaucoup de mélomanes une révélation. La série ne devrait pas être terminée, puisque Capriccio a proposé un « Orchestral Works I », qui suppose un volume II, dans lequel, espérons-le, devrait figurer le Poème juif pour orchestre de 1951 tant admiré par Chostakovitch.

Son : 8    Livret : 9    Répertoire : 9    Interprétation : 10

Jean Lacroix                   

 

 

 

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