Intégrale de l’œuvre d’orgue de Weckmann, intensifiée par un peintre de l’émotion
Matthias Weckmann (c1616-1674) : l’oeuvre d’orgue. Léon Berben, orgues de l’église St. Jacobi de Lübeck et de l’église St. Stephanus de Tangermünde. Livret en anglais, allemand. Juillet 2019, juin 2020. TT 150’56. Aeolus, SACD, AE-11261.
Voilà une cruelle livraison, ou plutôt qui révèle cruellement les défauts des autres interprétations. Nous avons réécouté nos alternatives favorites. Tel que l’on trouvait charismatique, le voilà devenu superficiel, tel qu’on estimait subtil poète, le voilà affadi de gris, tel qu’on trouvait analytique, le voilà sèchement didactique. Ô ciel, que de vertus vous me faites haïr !
Weckmann naquit en Allemagne centrale vers 1616, dans le village thuringeois de Niederdorla. Ce fils de pasteur étudia à Dresde sous la protection d’Heinrich Schütz qui lui servira de second père, lui transmit l’influence de la vocalité italienne, et à ses dix-sept ans l’envoya s’aguerrir à Hambourg auprès de Jacob Praetorius, lequel inculquera son stylus gravis. Il retourna à Dresde en 1636 où il rencontre Froberger, avec lequel il sympathisera et qui le familiarisa avec l’héritage frescobaldien, que l’on détecte dans les canzone et le toccatas manualiter. Hormis un séjour à la Cour du Danemark et au nord du pays où il se maria, il demeura en Saxe une vingtaine d’années, avant de regagner Hambourg en 1655 où il mourut en 1674. Il sera inhumé sous un pilier de son orgue de la prestigieuse Jacobikirche, un poste qu’il avait conquis au terme d’une audition où il brilla comme improvisateur. C’est dans cette cité hanséatique qu’il dirigea le Collegium Musicum et créa une large part de son œuvre pour clavier.
L’austérité du langage, acquise auprès de Praetorius, se tempère du style luxurians, du dialogue en écho qu’Heinrich Scheidemann (admiré par Weckmann) avait reçu de Sweelinck, « l’Orphée d’Amsterdam ». Weckmann se distingue dans tous les paramètres : rythme (mélange binaire/ternaire), harmonie (conduite chromatique du Nun freut euch ; dissonance peu coutumière de l’école septentrionale, voir la fin du O Lux Beata), structure (un Praeambulum dont les volets annoncent le polyptique buxtehudien), suggestivité du traitement musical pour souligner le sens du texte théologique (on dit que ce polyglotte apprit l’hébreu pour mieux comprendre la Bible !), registration (cet expert en facture profita des innovations de Gottfried Frietzsch sur les consoles hambourgeoises et réclame par exemple des anches 16’ manualiter dans certains passages). Et bien sûr la polyphonie, d’une rare intelligence et profusion, parfois à sept voix et double-pédale ! Ce traitement s’établit comme un des plus novateurs et pensés du XVIIe Siècle germanique. Un premier sommet avant Johann Sebastian Bach.
Le musicologue suédois Hans Davidsson (Matthias Weckmann : the interpretation of his Organ Music, Gehrmans Musikförlag, 1991) analysa la dimension symbolique, numérologique des grandes élaborations sur choral. Deux chefs d’œuvre du genre, déployant une magistrale architecture (voisine d’une demi-heure) et d’une portée quasiment philosophique : Es ist das Heil (580 mesures pour sept versets dont le sixième représente à lui-seul une fantaisie de choral d’une étonnante densité contrapuntique) et O Lux Beata Trinitas (490 mesures) d’après l’hymne ambrosienne, qui exploite le dualisme lumière/obscurité, fondamental dans la représentation chrétienne. Dans la foulée de son ouvrage sur le compositeur, Davidsson enregistra une intégrale pionnière à Norden pour le label Motette. Il en grava une autre à la Örgryte Nya kyrka de Göteborg (Loft, 2003).
Outre ces deux remarquables témoignages, la discographie s’avère de haut niveau. Sur le monstre sacré de la Jacobikirche, on trouve l’intégrale de Wolfgang Zerer (Naxos, 1996) et l’anthologie de Joseph Kelemen (Oehms, SACD, 2006). Autres intégrales par Jesper Madsen en 1991 sur deux instruments danois (Nykobing, Nørre Vedby) sous étiquette Helikon ; par Friedhelm Flamme (CPO, SACD, 2013) à Marienmünster dont les soufflets furent actionnés à force humaine ; par Bernard Foccroulle (Ricercar, 2012-13) à Hollern, Stade et Hambourg (Sainte Catherine, reconstruit par les ateliers Flentrop) ; par Matteo Venturini à Pinerolo (Brilliant, 2018-19). D’autres disques sont entièrement consacrés à Weckmann : Hilger Kespohl sur le Schnitger de Neuenfelde (MDG, 2019), Siegbert Rampe (Virgin, 1995) à Tangermünde qui venait d’être restauré par Matthias Schuke. Léon Berben a aussi choisi cet instrument emblématique (il remonte à 1624), et qui s’enorgueillit d’une toute récente intervention (2018-19), opérée sur les sommiers, et la composition de la Zimbel du Oberpositiff, en vue de la rendre mieux conforme au répertoire nordique. L’autre orgue sélectionné pour ce disque endura lui-aussi menaces et souffrances, depuis sa construction (1637, dans un buffet gothique de 1467) mais sa tuyauterie subsistante demeure un précieux vestige de la sonorité au sortir de la Renaissance. Ces deux joyaux rescapés imprègnent les œuvres d’un coloris archaïque. La superbe captation, et la restitution SACD, flattent l’ampleur, la profondeur de perspective, mais surtout les plus fines nuances de timbres, valorisant le caractère de chaque famille de tuyaux et leur superposition. Voyez par exemple le Nun freut euch.
Friedhelm Flamme s’en tenait aux pièces authentiquement dédiées à l’orgue, Bernard Foccroulle ajoutait une poignée de canzone, Berben est plus ambitieux et complète par quatre toccatas, écartant les deux avec accompagnement à cordes, et aussi le Praeludium a 5 vocum, d’attribution douteuse et qu’il a déjà inclus dans un précédent album consacré à Melchior Schildt. Il s’est appuyé sur les éditions de Werner Breig (Bärenreiter), Davidsson, et Siegbert Rampe (Breitkopf) et a pris ses distances envers les registrations indiquées dans la tablature de Lüneburg, les appliquant quand cela lui semble possible. Dans le livret, l’interprète néerlandais précise ses options. Notamment pour l’ornementation, y compris dans les moments de densité contrapuntique, et surtout dans les pièces libres (moins dans les pièces sur choral), ce qu’il argumente au long de plusieurs paragraphes bien informés. Cet art de l’abbellimento, qu’il faut savoir doser, vivifie et vitalise le Praeambulum, la Fuga primi toni, les toccatas et chansons.
L’exécution s’honore par sa rigueur, son grain serré quand nécessaire, ainsi les ruissellements de triolets et double-croches dans le troisième verset du Komm, heiliger Geist sur l’hymne de Pentecôte. C’est encore l’imagination, l’ingéniosité des tournures, la variété des respirations, la flexibilité rythmique qui animent le texte avec une rare sagacité. Pas deux élans, pas deux phrasés qui répondraient au même schéma ! Le talent de claveciniste de Léon Berben trouve certainement à s’exprimer dans cette richesse du tactus, cette panoplie d’inflexions, cette volubilité (jamais simpliste) qui bénéficie aux canzone. Heureusement, la mécanique des claviers répond au doigt et à l’œil. La spiritualité s’épanche avec sensibilité, ce qu’il faut de sobriété et spontanéité (le second verset du Magnificat) et toujours dans une parfaite lisibilité polyphonique (le verset suivant, où Berben infuse chacune des cinq voix de sa vie propre !) La conduite agogique n’est non moins inventive dans les chorals, parfois au gré d’une jaillissante fantaisie (un Gelobet seist Du tout de tendresse et d’alacrité !) Ce qui n’exclut pas la solennité requise pour les deux cycles suprêmes, confiés aux ressources de Tangermünde, et qui nourrissent ici leur entier épanouissement. O Lux Beata : après un Vollen Werk édifiant comme jamais, on est subjugué par l’émouvant cortège qui s’organise en cantus firmus dans le second verset, par l’élucidation qui se dégage du troisième, pourtant redoutablement complexe à gérer. L’incessant activisme du quatrième verset, dérivé d’un bicinium, est pensé et tressé de main de maître. Il plane comme une ombre d’amertume dans le cinquième, même dans ses envolées conclusives striées de triple-croches, ce qui débouche sur un sixième ô combien monumental, processionnel, d’une asphyxiante lenteur dont le Scherer exalte les frictions harmoniques. La dialectique d’ombre et d’éclat rayonne comme d’un sépulcre aux contrastes caravagesques. Le Es ist das Heil nous emmène sur les mêmes cimes : l’angle n’est pas celui d’un narrateur dissocié de la partition, mais d’un géniteur qui lui donne corps et sens. Au-delà d’une impeccable technique, Léon Berben tisse patiemment l’écheveau, fait oublier la rhétorique pour mieux partager l’émotion qui l’inspire, et le génie qui la transcende.
Synthétisons les qualités émérites de cet album : une anthologie qui recrute large, le choix de deux orgues légitimes magnifiquement exploités par la prise de son, l’érudition du livret (dommage qu’il taise les registrations employées), une interprétation dont la science, l’éloquence se communiquent d’un trait à l’auditeur. Ne tergiversons pas : cette nouvelle intégrale est aussi majeure qu’elle devient prioritaire, ne serait-ce qu’en nous divulguant les arcanes des pages les plus savantes, qu’on n’avait jamais entendues ni même imaginées si empathiques, voire si bouleversantes. L’affect renait du texte, rendu à sa source vive. Sa sévérité a fendu l’armure. Johannes Kortkamp, disciple et assistant de Weckmann à la console de la Jacobikirche, se souvenait comment les improvisations de son maître pouvaient lui tirer des larmes. C’est cet intense Weckmann-là que Léon Berben a ressuscité.
Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10
Christophe Steyne
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