Un bréviaire du violon baroque magistralement revisité par la viole de Teodoro Baù
Arcangelo Corelli (1653-1713) : Sonates II, V, VI, IX, XI, XII Op. 5, arrangement pour viole de gambe et basse continue. Teodoro Baù, viole de gambe. Andrea Buccarella, clavecin. Mars 2022. Livret en anglais, français. TT 72’42. Ricercar RIC440
Dans son enregistrement de 1986 pour RCA, Frans Brüggen s’appropriait la transcription de l’opus V publiée à Londres chez John Walsh sans le consentement du compositeur, tout en l’adaptant pour mieux respecter l’originale vocation pour l’archet. Ce bréviaire des violonistes baroques connut plus de quarante rééditions dans le siècle qui suivit sa parution en 1700, dont des transcriptions pour toutes sortes d’instruments, précise la notice de Jérôme Lejeune qui, sur une base anecdotique (l’étiquette d’une Barak Norman conservée à Montréal), conclut par l’hypothèse que Corelli aurait pu jouer de la viole. Qu’importe la chimère, toujours est-il qu’à l’époque fleurirent des arrangements pour la gambe, soit partiellement annexés à des anthologies, soit intégralement déclinés à partir des douze sonates, comme dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale de France, vraisemblablement alimenté par des musiciens d’origine allemande.
« Il ne fait aucun doute qu’il était commun pour les gambistes français de jouer avant tout le répertoire italien à la mode dans le Paris de la première moitié du XVIIIe siècle » assure Teodoro Baù. Son programme a retenu la moitié du recueil, y compris la célèbre galerie de variations sur l’air de la Follia. Un sagace travail d’accommodement a présidé à cette relecture, nécessitant bien sûr transposition, sous octave ou tierce, quand le ton original ne pouvait être respecté. Question cruciale que l’ornementation qui faisait le génie de Corelli en tant qu’improvisateur sur ses partitions, et dont on ne garde hélas point trace authentique. En la matière, Teodoro Baù s’est référé à diverses éditions de l’opus 5, et aux concertos grosso qu’en tira Francesco Geminiani pour les acclimater au goût anglais. La diversité d’archets utilisés reflète aussi la réflexion sur le phrasé et la conduite du discours menée par le jeune Italien, lauréat en 2021 du MA Festival Brugge, ce qui lui vaut l’honneur des micros de Ricercar, partenaire de la compétition.
L’inertie d’une viole (ici un modèle de Sergio Gistri d’après Stainer), sa gravité, ne sauraient évidemment se comparer à la volubilité d’un violon, ce qui explique peut-être la modération de certain tempi, sans que ceux-ci ne semblent jamais traîner en considération du mode expressif de cet instrument d’emprunt. Qu’on entende ces agiles ravalements de l’Adagio de la cinquième sonate, ces arpèges bariolés dans les Gigues (neuvième sonate) pour se rassurer sur la virtuosité de cette interprétation, pour ne rien dire de la conclusive Gavotte qui frétille sans entrave. Ce caléidoscope, ainsi que titre le livret, n’oublie pas la danse qui sait se faire infiniment légère quand elle fend l’air sur les cordes (premier Allegro de la sixième sonate).
Distingué lors du même concours brugeois, en 2018, et aussitôt remarqué par un album Toccata, Andrea Buccarella est le partenaire idéal, à son clavecin aussi pétillant qu’inspirant. Regrettera-t-on un certain manque d’abandon dans les Grave, un lyrisme qui aurait pu çà et là se faire plus expansif, et que ne secourt pas une captation nette mais un peu étroite et frustre ? On saluera plutôt une prestation qui, pour ne pas constituer une inauguration discographique de l’opus 5 à la viole, en propose néanmoins un enthousiasmant échantillon, dans un style dont l’éloquence sans ostentation ne cesse de convaincre. Heureuse initiative de deux artistes à féliciter et à suivre. Que ce duo aborde l’autre moitié du corpus, on s’en emparera derechef.
Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10
Christophe Steyne