Première mondiale au disque : Lanzelot de Paul Dessau, un opéra paroxystique
Paul Dessau (1894-1979) : Lanzelot, opéra en quinze tableaux. Emily Hindrichs (Elsa), Máté Sólyom-Nagy (Lanzelot), Oleksandr Pushniak (Dragon), Juri Batukov (Charlemagne), Wolfgang Schwaninger (Le bourgmestre), Uwe Stickert (Heinrich), Daniela Gerstenmeyer (le chat), Andreas Koch (le médecin) et une dizaine d’autres rôles ; Chœurs du Deutschen National Theater de Weimar et du Théâtre d’Erfurt ; Chœur d’enfants de la Schola Cantorum de Weimar ; Staatskapelle de Weimar, direction Dominik Beykirch. 2019. Notice en allemand et en anglais. Pas de texte du livret, mais synopsis en allemand et en anglais. 129.20. Un coffret de deux CD Audite 23.448.
Le 19 décembre 1969, au Staatsoper de Berlin, sous la direction de Herbert Kegel, a lieu la création de l’opéra Lanzelot de Paul Dessau, la production scénique étant confiée à Ruth Berghaus, épouse du compositeur depuis quinze ans. Dans la distribution figurent Siegfried Vogel dans le rôle-titre et Reiner Süß dans celui du dragon. L’œuvre s’inspire d’une pièce de théâtre du dramaturge russe Evgeny Schwartz (1896-1958), qui fait référence à des thèmes d’Andersen, et a été interdite dès sa première représentation en 1944, les autorités soviétiques estimant que les contes de fées sont nocifs pour les valeurs socialistes. Originaire du Kazakhstan, Schwartz a déjà subi deux autres censures pour les mêmes motifs au cours de la décennie 1930. Le texte du livret de Dessau est rédigé par le poète Heiner Müller (1929-1995), directeur du Berliner Ensemble, le théâtre fondé par Bertolt Brecht et par sa future épouse Ginka Tcholakova.
Heiner Müller a choisi de demeurer en République démocratique allemande après la Seconde Guerre mondiale. Son engagement politique critique lui vaut d’être censuré, lui aussi, et même rayé de l’Union des écrivains. Mais après la mort de Staline en 1953, un certain relâchement se fait jour en RDA. Ce qui va permettre la représentation de Lanzelot, qui ne connaîtra qu’un petit nombre de soirées (les sources oscillent entre trois et onze) avant d’être retiré du répertoire du Staatsoper. Deux productions seront montées en 1971, à Dresde et à Munich, sans faire l’objet d’un enregistrement. Il faudra attendre près de cinquante ans pour que la partition apparaisse à nouveau à l’affiche, en novembre 2019, à Weimar, le présent coffret étant l’écho d’une prestation publique du 23 de ce mois. C’est donc une première mondiale discographique. On pourra déplorer que, pour cet événement, le label Audite n’ait pas ajouté le texte du livret, qu’il faut donc consulter sur internet. Quant au mélomane francophone, il devra se contenter d’un synopsis et d’une notice, bien détaillée certes, mais en allemand et en anglais.
Le 1er février dernier, des membres de la production de Weimar nous ont accordé un entretien, au cours duquel a été notamment évoquée la mise en scène de Peter Konwitschny (°1945), ce qui permet d’avoir une idée de la réalisation du projet. Le thème est politique et peut se résumer en quelques phrases. Un Dragon règne depuis longtemps sur son peuple qu’il a délivré d’une épidémie. Il a instauré un régime totalitaire, mais conserve l’amour et la confiance de la population, qui apprécie l’ordre établi et un certain bien-être matériel. Mais voilà qu’apparaît un héros épris de liberté, Lanzelot, qui va amener les citoyens à une forme de résistance, tout en éveillant des soupçons à son égard. La question fondamentale apparaît : le peuple est-il mûr pour se révolter contre le dragon ? Et le héros ne deviendra-t-il pas un tyran à son tour ? Le sujet ne manque pas d’actualité…
Sur cette trame aux péripéties multiples, Paul Dessau a écrit une partition foisonnante, souvent violente, voire agressive, voix comprises, avec mandoline, saxophone, guitare, accordéon, grand piano de concert et piano préparé, deux clavecins, un orgue électrique et une percussion abondante, que l’on retrouve même sur scène (huit exécutants), avec feuille de tonnerre, machine à vent, planche à laver et chaînes de fer. On y ajoute des bruits pré-enregistrés qui explorent l’espace musical. Comme le précise la notice, il s’agit ici de « théâtre total » dans lequel on retrouve des citations de Bach et de Mozart, mais aussi de Rossini, Gounod, Wagner, Schoenberg et quelques autres, des musiques de marches, des chansons, et des effets de jazz et d’avant-garde. L’imagination est au pouvoir, Dessau bouscule les genres, avec une complaisance pour le paroxysme. L’écoute est jouissive, même sans support pour comprendre le texte.
Dans Lanzelot, les voix sont des éléments aussi effrénés que la musique, avec des passages déchaînés, échevelés et débridés, ironiques ou satiriques, mais aussi du lyrisme qui est le bienvenu dans cette démonstration théâtrale. L’équipe vocale est très engagée, on sent la conviction qui l’anime pour répondre aux exigences d’une partition dont des effets survoltés et la masse orchestrale rappellent Les Soldats de Bernd Alois Zimmermann (1965). Le baryton ukrainien Oleksander Pushniak, qui a déjà chanté Scarpia et a incarné le Fliegende Holländer, est un méchant dragon, tandis que le ténor hongrois Máté Sólyom-Nagy campe un Lanzelot ambigu à souhait. Le reste de la distribution est de très bon niveau, et les chœurs, y compris d’enfants, sont irréprochables. Quant à la direction d’orchestre du jeune chef Dominik Beykirch, directeur musical de la phalange de Weimar depuis la saison 2020-21, elle insuffle de la vie, de la démesure et du tempérament à ses troupes.
Voilà une découverte importante, qui inscrit au catalogue un opéra qui en était absent. Après Weimar, la production aurait dû se retrouver sur la scène thuringienne d’Erfurt, mais la pandémie en a décidé autrement. Quoiqu’il en soit, on ne peut qu’être heureux de pouvoir enfin apprécier cette œuvre forte. D’éloquentes photographies en couleurs, présentes dans le petit opuscule de présentation, illustrent la folle ambiance scénique qui a été de mise en cette soirée du 23 novembre 2019.
Son : 10 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix