Un siècle de poème symphonique au féminin, dans une interprétation de référence

par

Poétesses symphoniques. Augusta Holmès (1847-1903) : Andromède. Lili Boulanger (1893-1918) : D’un matin de printemps ; D’un Soir triste. Mel Bonis (1858-1937) : Le Songe de Cléopâtre ; Ophélie ; Salomé. Betsy Jolas (*1926) : A Little Summer Suite. David Reiland, Orchestre national de Metz. Octobre 2021. Livret en français, anglais. TT 61’17. La Dolce Volta LDV 103

« Je n’aurais jamais cru qu’une femme fût capable d’écrire cela » avoua Camille Saint-Saëns au sujet du quatuor en si bémol de Mélanie Bonis. « Comme les enfasnt, les femmes ne connaissent pas d’obstacles ; et leur volonté brise tout. Mademoiselle Holmès est bien femme, c’est une outrancière » ajoutait-il. Autres temps, autres mœurs. Au sein d’un programme à parts égales, environ un quart d’heure pour chacune, cet album honore quatre musiciennes qui surent frayer leur voie, à rebours des préjugés, et nous expose leur contribution au répertoire orchestral, peut-être le plus ardu à conquérir et faire jouer, loin du format chambriste et des concessions de salon.

Pourtant, à force de tempérament et de passion pour leur art, quelques représentantes surent braver les conventions, pour forcer les portes des institutions et conservatoires, et briguer la reconnaissance des pairs et du public. Quitte à exalter la fierté patriotique, comme Pologne, écrit par Augusta Holmès. Quelques années après la guerre franco-prussienne, ce viril morceau de science lisztienne gagna rapidement les faveurs du concert, de même qu’Irlande sous la baguette de Jules Pasdeloup dans la capitale parisienne. Il y a trente ans, un méritoire CD de la collection Naxos Patrimoine, se consacrait à cette compositrice anglo-irlandaise, filleule d’Alfred de Vigny. Le panorama incluait Andromède, dont Édouard Colonne avait assuré le triomphe en 1900 ; on put applaudir ce drame symphonique, répondant à un poème en alexandrin de la même plume, dont les vers suscitent des climats tour à tour vigoureux ou diaphane.

Une autre élève de César Franck, qui contracta son nom en « Mel Bonis », était à l’honneur d’un complet CD enregistré par Maria Stembolskaya, sous la bannière « Femmes de légende » (Ligia), titre apocryphe associé à une série de pièces pour piano. Salomé parut aux éditions Leduc en 1909, tandis qu’Ophélie dut attendre 1998 pour sortir de l’ombre. Elles furent orchestrées par l’auteure, de même que Le Songe de Cléopâtre (alors qu’Omphale resta au stade d’ébauche), sous la fréquentation de Charles Koechlin (1867-1950) auprès de qui elle avait étudié. L’influence du compositeur du Livre de la jungle et des Heures persanes, à qui l’on doit un monumental Traité d’orchestration, se fait sentir dans les ambiances orientalistes de Salomé : langoureux déhanchés de séduction, exacerbation lascive de la danse, pulsion autodestructrice. C’est une autre morbidité qu’illustre Ophélie, sorte de tableau préraphaélite qui se déroule dans une veine fluide et une harmonie impressionniste, traduisant un destin tragique, poussé à la folie et à la noyade. De nos jours, ces partitions trouvent le chemin des auditoriums, même à l’échelle internationale, ainsi le récital « Legendary Women » par le Seattle Philharmonic en janvier 2019, ou au Théâtre de Magdeburg en janvier 2020, sous la direction d’Anna Skryleva. Elles connurent déjà une captation, par Benoit Fromenger à Bucarest (Chant de Linos, 2013).

Impressionnistes, le sémillant D’un matin de printemps et les lugubre raffinements D’un Soir triste le sont à leur manière, fugace, quand la sœur de Nadia Boulanger entend y capter l’humeur d’un moment. Éphémères épiphanies dignes des instantanés de Claude Monet, émanées d’une jeune personne qu’allait bientôt emporter la tuberculose, en sa vingt-cinquième année.

« On est tenté, pour introduire un programme dédié aux créatrices, de mettre l’accent sur leur genre », lance la notice. Cela dit malicieusement, la relecture du tracklisting (page 1) aurait pu éviter une coquille : Betsy Jolas « né » en 1926, à moins de relever d’un lapsus inclusif… Née voilà bientôt un siècle, elle a pu voir défiler nombre d’esthétiques et dogmes, autant d’avatars de la modernité qui n’ont pas entravé le style de cette personnalité parmi les plus respectées. Une rencontre avec Simon Rattle inspira une commande pour le prestigieux Berliner Philharmoniker, qui assura la première audition de cette Little Summer Suite. Sept vignettes vouées au vagabondage, entre libre déambulation et éclairs de motricité, dont se dégage pourtant une certaine nécessité de l’image : des précipités qui requièrent des exécutants une nette focalisation, notamment une percussion très affutée.

C’est la toute première fois que cette Suite apparait au disque. L’interprétation aurait-elle dû encore affiner les textures et accuser davantage l’acuité néo-webernienne ? Elle bénéficie en tout cas du même soin que le reste du CD. La direction attentive de David Reiland, la concentration des pupitres messins, aussi convaincants dans les agrégats que dans les transparences, la précision de la flatteuse acoustique de l’Arsenal surclassent les rares enregistrements qui eurent le mérite de préexister. Dans leur idiome respectif, l’autorité de ces œuvres et leur intérêt apparaissent flagrants. De sa conception à sa réalisation, instruit par un copieux livret : un projet à saluer.

Son : 9 – Livret : 9,5 – Répertoire : 8-9 – Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

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