René Jacobs et le Stabat Mater de Haydn : le sens du style et du drame

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Joseph Haydn (1732-1809) : Stabat Mater, version 1803 avec l’orchestration élargie pour les vents de Sigismund Neukomm. Brigitte Christensen, soprano ; Kristina Hammarström, alto ; Steve Davislim, Ténor ; Christian Immler, basse ; Zürcher Sing-Akademie ; Kammerorchester Basel, direction René Jacobs. 2021. Notice en anglais et en allemand. Textes chantés en latin, avec traductions anglaise et allemande. 61.29. Pentatone PTC 5186 953.

C’est tout au début de sa période Sturm und Drang que Joseph Haydn compose son Stabat Mater, créé à Eisenstadt le 17 avril 1767, avec un petit ensemble instrumental (cordes, deux hautbois) et orgue. Ce poème latin a déjà une longue histoire derrière lui : il date du contexte franciscain du XIIIe siècle et est en quelque sorte une contemplation de la douleur de la Vierge lors de la crucifixion, mais aussi une réflexion sur ce tragique événement et une source d’espoir pour un avenir qui est celui de la gloire du paradis. Au fil du temps, il est utilisé lors de processions, est inclus au XVIe siècle dans le missel romain, avant d’en être retiré par le Concile de Trente qui craint la présence de textes teintés de sécularisation dans la liturgie. Le Stabat Mater poursuit son existence en dehors de l’église où il fera son retour en 1727 en raison de l’intérêt croissant pour la dévotion à Marie. Il connaît une nouvelle vie dès le début du XVIIIe siècle : les Scarlatti, Caldara, Vivaldi s’en emparent et Pergolèse signe en 1736, année de sa disparition prématurée, l’œuvre poignante que l’on connaît et admire. 

Après sa création, le Stabat Mater de Haydn bénéficie d’une belle diffusion ; il est très bien accueilli à Paris en 1781, où il est publié, ainsi qu’en Angleterre et à Leipzig. Une nouvelle mouture va toutefois faire son apparition en 1803 : Haydn suggère à son élève Sigismund Ritter von Neukomm (1778-1858) de le réorchestrer. Ce pianiste, chef d’orchestre, musicographe et compositeur né à Salzbourg est le titulaire d’un impressionnant catalogue (bien au-delà de mille œuvres), d’où émerge notamment un Requiem en ut mineur à la mémoire de Louis XVI créé en 1815, après le Congrès de Vienne. Neukomm se met à la tâche et ajoute aux cordes une flûte, des clarinettes, des bassons, des cors, des trompettes et des trombones par deux, ainsi que des timbales, injectant à la partition originale, avec l’approbation de Haydn, un dynamisme coloré qui convient mieux à l’attente du temps, tout en conservant le sens du drame à portée religieuse. C’est cette version qui a été enregistrée à Bâle en février 2021 pour le présent album, avec le Kammerorchester Basel, qui est largement investi dans la série « Haydn 2032 » menée pour Alpha par Giovanni Antonini. 

D’un bout à l’autre, une expression intense va de pair avec la plus grande économie de moyens, et on observe une assurance toute nouvelle chez Haydn dans la définition des rapports entre les quatre voix solistes et le chœur, écrit Marc Vignal dans sa biographie consacrée à Haydn (Fayard, 1988, p. 875). La sobriété de la version initiale n’est pas lointaine des Sept Paroles du Christ de 1786-87, mais force est de reconnaître que Neukomm a fait du très bon travail en 1803. Beaucoup d’émotion se dégage de l’ensemble, avec sa partie chorale bien détaillée, la mise en évidence des solistes, la supplication intrinsèque et la souffrance mélancolique qui traversent l’œuvre, pour aboutir à la joie apaisée de la libération ultime.

Dans sa direction, René Jacobs combine l’équilibre du pathétisme dramatique avec le sens d’une architecture qui respecte autant l’intensité de la douleur du propos que la retenue du recueillement. Dès l’introduction, les contrastes de l’orchestre offrent au soliste (le ténor Steve Davislim) puis aux chœurs de l’excellente Zürcher Sing-Akademie, fondée en 2011, l’occasion d’inscrire le Stabat Mater dolorosa dans un contexte de tension sublimée. Au fil des quatorze parties, les interventions vocales vont occuper un espace où la contemplation sera en osmose avec l’émotion. Celle-ci se déploie aussi bien dans O quam tristis et afflicta (la mezzo Kristina Hammarström) que dans le Quis non posset contristari (la soprano Brigitte Christensen) ou le Pro peccatis suae gentis (la basse Christian Immler). Cette émotion se révèle assombrie dans Vidit suum dulcem natum, intense dans Fac me vere tecum flere (la mezzo), ou ardente dans Flamnis orcis ne succendar. On est à tout moment touché au plus profond de soi, avec un sentiment de participation à la tragédie qui se déroule. Le sommet se situe peut-être bien dans le Virgo virginum plaeclara (n° 10), au sein duquel le quatuor de solistes et le chœur rivalisent en intensité. Quant au Quando corpus morietur, il prépare l’âme pour la jubilation qui l’attend dans le Paradisi gloria conclusif. René Jacobs signe une version investie où le sens du style et du drame se rejoignent.

Son : 10  Notice : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix   

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