Un voyage dans la chanson populaire, avec Magdalena Kožená et Sir Simon Rattle
Folk Songs. Béla Bartók (1881-1945) : Cinq Chansons populaires hongroises. Luciano Berio (1925-2003) : Folk Songs. Maurice Ravel (1875-1937) : Cinq Mélodes populaires grecques. Xavier Montsalvatge (1912-2002) : Cinq Canciones negras. Magdalena Kožená, mezzo-soprano ; Orchestre Philharmonique tchèque, direction Sir Simon Rattle. 2020, 2022 et 2023. Notice en anglais. Textes chantés en langue originale, avec traduction anglaise. 53.03. Pentatone PTC 5187 075.
Voici le quatrième album que la cantatrice tchèque signe sous le label Pentatone depuis 2019. Cette année-là, ce fut un programme baroque, « Il giardino dei sospiri », avec le Collegium 1704 de Václav Luks ; Handel y voisinait avec des Italiens. Dans la foulée, une « Soirée » réunissait plusieurs artistes autour d’elle, dont déjà Sir Simon Rattle, pour une affiche Chausson, Brahms, Stravinsky, Ravel et quelques autres. En 2021, « Nostalgie », avec Yefim Bronfman au piano, s’attardait à Bartók, Moussorgski et Brahms. Cette fois, le couple Kožena/Rattle, en résidence d’artistes à la Philharmonie tchèque en 2022/23, propose avec cette formation un programme de chansons populaires qui mène l’auditeur en Hongrie avec Bartók, en Grèce avec Ravel, à Cuba avec Montsalvatge, et, grâce à Berio, dans des univers variés.
La voix pure et aux inflexions subtiles de Magdalena Kožená convient à merveille au choix, effectué parmi les Vingt chansons populaires (en quatre cahiers) harmonisées par Bartók en 1929, des cinq pages retenues pour orchestration en 1933, à l’occasion du 80e anniversaire de la Société Philharmonique de Budapest. Au cours du même concert, eut lieu la création des Danses de Galanta de Kodály. Bartók a bien spécifié que son inspiration, qui remontait à des mélodies très anciennes, devait toutefois être considérée comme une création originale. Les deux premières chansons sont des complaintes (A tömlöcben/En prison et Regi keserves/Vieille Lamentation), auxquelles la cantatrice apporte beaucoup d’émotion, tout autant qu’à celle qui porte cet intitulé précis (Panasz/Complainte), avec des accents aux nuances déchirantes. Les deux autres chansons sont plus ludiques et sont servies avec finesse.
Les onze Folk Songs de Berio ont été écrits pour la polyvalence de Cathy Berberian, interprète de prédilection avec laquelle le compositeur italien a été marié, mais le couple était en phase de séparation lorsque la première a été donnée en novembre 1963. Cet univers varié, édifié sur une vingtaine d’années, réunit des réminiscences populaires des Etats-Unis, d’Arménie, d’Italie (quatre), de France (trois) et d’Azerbaïdjan, pour mettre en valeur la voix ample et aux multiples possibilités de celle à qui elles étaient destinées. La comparaison avec la créatrice n’est pas conseillée, car Cathy Berberian (BMG, 1995, un concert à New-York en 1968) est incomparable dans ce cycle, dont seule peut-être, en dehors d’elle, Jard Van Nes, avec Riccardo Chailly et le Concertgebouw d’Amsterdam (Decca, 1990), a pu donner une version convaincante. Ce n’est pas tout à fait le cas de la cantatrice tchèque, qui adopte un ton peu en phase avec la diversité, véritable piège vocal pour cette voix distinguée, qui a tendance à polir les aspérités ou à jouer la carte du badinage, tout en survolant les ambiances.
Ravel a orchestré la première et la dernière des Cinq mélodies populaires grecques pour voix et piano (1904/06), sur des textes anonymes traduits du grec moderne par un ami, l’écrivain et critique musical Michel Dimitri Calvocoressi (1877-1944), les trois autres étant le fait de Manuel Rosenthal. La prononciation du français laisse à désirer chez la cantatrice, ce qui est bien sûr dommageable dans le cas présent. Après un délicieux réveil de la mariée, qu’elle accompagne de sérénité, elle a tendance à user de celle-ci au cours de ces huit minutes trop lissées. Avec les Cinco Canciones negras de 1943, Xavier Montsalvatge, originaire de Gérone, a proposé un brassage de références cubaines ou afro-américaines, qui demandent du rythme et de la dynamique. On ne retrouve pas tout à fait cela dans l’interprétation lustrée de Kozená, effet d’un tempérament qui n’est pas tout à fait en osmose avec ces racines, si lointaines des siennes. Le souvenir triomphant de Victoria Los Angeles dans les années 1960 est encore trop vivace dans ce cycle, mais aussi, plus récemment, la voix de Clara Mouriz avec le BBC Philharmonic, mené par Juanjo Mena (Chandos, 2012), dans un programme voué tout entier à Montsalvatge.
Malgré la qualité et la séduction de la voix de Magdalena Kožená, on peut parler ici, en dehors de Bartók, d’un parcours inégal, même si la Philharmonie tchèque, menée par Sir Simon Rattle, partenaire sensible de son épouse, lui offre une complicité de bon aloi.
Son : 8,5 Notice : 8 Répertoire : 10 Interprétation : 7
Jean Lacroix