Vittorio Forte sert avec éloquence la muse de Nikolaï Medtner

par

Nikolaï Medtner (1880-1951) : Mélodies oubliées op. 38 ; 4 Fragments lyriques op. 23 ; 6 Contes de fées op. 51 ; 7 Poèmes d’après Pouchkine : I. La muse, transcription par Vittorio Forte. Vittorio Forte, piano. 2022. Notice en anglais et en français. 75.38. Odradek Records ODRCD430.

Comme bien d’autres interprètes, le pianiste calabrais Vittorio Forte (°1977), dont la discographie était déjà riche de gravures consacrées notamment à des mazurkas ou des valses de Chopin, à des pages de Schubert, Liszt, Clementi, Carl-Philippe Emmanuel Bach ou à des transcriptions d’Earl Wild, s’est retrouvé, au début de la pandémie du printemps 2020, entre désespoir et étrange sensation de liberté due au temps retrouvé, temps qu’il a fallu combler, rendre profitable, ainsi qu’il l’explique dans la notice. Entre risque de repli et volonté d’épanouissement, Vittorio Forte a opté pour le second état et s’est penché sur le répertoire pour piano de Nikolaï Medtner. Il a éprouvé la sensation qu’il avait quelque chose à raconter sur cette musique. Ce qui, en quelque sorte, confirmait les dires de Rachmaninov, qui estimait que Medtner possédait lui-même cette faculté au plus haut degré.

Cet album est le résultat de cette plongée dans un répertoire qui est comme une « réminiscence » des traditions classique et romantique. D’ascendance allemande, originaire de Moscou, Medtner se situe chronologiquement au début de la décennie qui a suivi celle de Scriabine et de Rachmaninov, dont il a été l’ami. Parmi ses professeurs figurent Arenski et Taneïev. Il entame à vingt ans une carrière de virtuose international avant d’enseigner au Conservatoire de Moscou. Après la Révolution russe, il se fixe à Berlin puis à Paris avant Londres ; il est acclamé aux USA. Il publie en 1935, avec le soutien de Rachmaninov, un essai « La muse et la mode », dans lequel, comme l’explique Joanna Wyld dans sa présentation, il fait acte de foi dans les lois éternelles de l’art et avoue son scepticisme envers le modernisme. Ce solitaire au sein de l’école russe, qui a composé essentiellement pour le piano (dont quatorze sonates) et pour la voix, ne sera vraiment remis en valeur qu’après son décès, à partir des années 1960, lorsqu’Emil Gilels, Eugène Istomin, Maria Grinberg ou Vladimir Horowitz l’inscriront à leurs programmes. En ce début de XXIe siècle, il a été bien servi par Nikolaï Demidenko, Geoffrey Tozar, Evgeni Kissin, Lucas Debargue et quelques autres.   

Le titre choisi pour le présent récital convient bien à l’esprit dans lequel il a été conçu par Vittorio Forte. Car c’est vraiment l’inspiration de « La Muse » qui cristallise un programme où l’on découvre la double intimité du compositeur et de son interprète et une infinie variété d’émotions. C’est en 1913 que Medtner compose Sept Poèmes d’après Pouchkine dont le premier, « Muza », sera aussi mis en musique par Rachmaninov. Cette courte page, dont la souplesse fluide est empreinte d’une fine distinction, sert d’apothéose finale épanouie à un album qui contient d’autres merveilles.

A commencer par les Mélodies oubliées dont Vittorio Forte joue l’opus 38 (1919-1922), le premier d’un triptyque qui comprend encore deux cycles et s’inspire sans doute de la lecture du poème à portée mystique L’Ange de Mikhaïl Lermontov (1831). A travers huit pages, dont la première (largement développée) et la dernière évoquent clairement la réminiscence dans leur intitulé, Medtner distille la nostalgie d’un voyage intérieur qui va devenir concret par son départ de la Russie bolchévique. On y découvre une infinie richesse de formes, travail d’un orfèvre dont l’expressivité et la liberté rythmique se retrouvent aussi éloquentes dans une danse festive, une chanson en forme de barcarolle, une danse rustique, une sérénade aux couleurs de la Méditerranée ou une danse sylvestre. Vittorio Forte donne à cet ensemble original qui offre des moments de charme et de légèreté, mais aussi de profondeur. 

Il y a là une densité émotionnelle qui se prolonge dans les 4 Fragments lyriques, composés entre 1896 et 1911. C’est un choix judicieux à cet instant du programme car, au cœur de ces pièces variées dont la notice souligne bien qu’elles permettent à l’interprète une licence considérable avec le tempo dans la première, avec des effets de flux et de reflux, la douceur de la deuxième est préservée, comme la légèreté valsante de la troisième et le discours ténébreux de la quatrième. On savoure ensuite pleinement le sens de la narration de Medtner, dont Rachmaninov faisait l’éloge, dans un cycle intitulé Skazki. Entre 1906 et 1928, Medtner nommera ainsi une série de « contes de fées » dont il tirera une dizaine de cycles. Vittorio Forte propose les six Skazki de l’opus 51 de 1928, ensemble de pièces brèves au sein desquelles s’épanouissent la finesse, la poésie, la capacité d’enchantement, le parfum de l’ornementation, et un indéfinissable charme qui envoûte l’auditeur. 

Le pianiste calabrais explique encore dans la notice que sa plongée dans la musique de Medtner est comme celle d’un artisan qui s’approprie une nouvelle matière pour créer, improviser, inventer et se laisser emporter. Il a ainsi écrit une nouvelle page de son propre parcours artistique et enrichi la discographie du compositeur avec cet enregistrement effectué en studio du 19 au 22 septembre 2022, sur un piano Bechstein D. 282 dont la sonorité rend justice à ces belles partitions. 

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix      

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.