Yulianna Avdeeva, la résilience au piano

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Résilience. Wladyslaw Szpilman (1911-2000) : Mazurek ; Suite « La vie des machines ». Dimitri Shostakovitch (1906-1975) : Sonate pour piano n° 1 op. 12. Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) : Sonate pour piano n° 4 en si mineur op. 56. Serge Prokofiev (1891-1953) : Sonate pour piano n° 8 en si bémol majeur op. 84. Yulianna Avdeeva, piano. 2020/21. Notice en anglais. 74.03. Pentatone PTC 5187 073.

Née en 1985 à Moscou où elle étudie à l’Académie de musique Gnessine avant de se perfectionner à Zurich auprès de Konstantin Scherbakov, Yulianna Avdeeva remporte en 2010 le premier prix du Concours international Frédéric Chopin de Varsovie, quarante-cinq ans après Martha Argerich qui siège cette année-là dans le jury. Aucune femme n’avait remporté ce Concours Chopin depuis 1965. Les résultats ont fait l’objet d’une polémique, certains estimant que le premier prix aurait dû être attribué à l’Autrichien Ingolf Wunder, classé deuxième ex-aequo avec Lukas Geniušas, le troisième prix allant à Daniil Trifonov. On situe le niveau ! Depuis lors, Yulianna Avdeeva a enregistré plusieurs albums, pour Mirare (des programmes Debussy/Schubert/Prokofiev, Chopin/Mozart/Liszt mais aussi Bach), pour l’Institut Chopin (les deux concertos de ce dernier), ou pour Deutsche Grammophon (des pages de Weinberg, avec Gidon Kremer et le violoncelliste Giedre Dirvanauskaite). 

L’idée du présent album, Résilience, est venue à Yulianna Avdeeva après que la famille de Wladislaw Szpilman lui ait demandé en 2020 de jouer sur l’instrument de sa maison. La pianiste, sensible aux tragédies qui ont frappé le monde depuis plusieurs années, a voulu élargir le propos en enregistrant des pages de compositeurs qui ont connu dans leur existence des moments de grande instabilité historique. La notice, entièrement rédigée de sa main, attribue un intitulé à chacune des œuvres choisies. Pour Szpilman, c’est « combattre les ténèbres par la créativité ». L’histoire de ce Juif polonais est connue par le remarquable film Le Pianiste de Roman Polanski (Palme d’or 2002) ; il s’inspire de l’autobiographie du virtuose qui a survécu par miracle aux horreurs du ghetto de Varsovie et de la guerre. Deux pages lui rendent hommage : le bref Mazurek de 1942, de style clairement chopinien, composé pendant la période du ghetto, et la suite à peine plus longue La vie des machines, écrite en 1933, une évocation de l’industrialisation, que plusieurs compositeurs ont illustrée à la même époque. Un modernisme éloigné de l’expressionisme. Avec Shostakovitch, Yulianan Avdeeva introduit le concept de « la destruction pour faire du nouveau ». Elle choisit la Sonate n° 1 de 1926, dans la continuité de ces rythmes de machines, à la fois dynamiques et sauvages ; elle précise que cette sonate en un mouvement à épisodes est une pièce radicale et révolutionnaire qui rompt avec un langage musical « académique », et ajoute que c’est le moment où Shostakovitch a le courage de faire face au pouvoir et à son intransigeance. Des violences et des martèlements dominent l’ensemble, même si une certaine poésie vient, de façon étonnante, sinon contradictoire, envahir la partie centrale. 

Dans Szpilman, dont elle révèle la part romantique à côté de la tendance moderniste, comme dans Shostakovitch, où elle conserve la maîtrise des dissonances et de l’esthétique passionnellement futuriste, Adveeva est convaincante, même si l’on peut être plus réticent à conférer à cette sonate de jeunesse le terme de « résilience », qui consiste, comme chacun le sait, en la capacité de surmonter les chocs traumatiques et à s’y adapter. Pour le natif de Saint-Pétersbourg, ils sont encore à venir.

Avec Weinberg, par contre et « sa digne acceptation du destin », on est en plein dans le sujet. Sa Sonate n° 4 de 1955, si bien défendue par Murray McLachlan (Divine Art, 2012) et par Stefan Irmer (MDG, 2023), vient après des épreuves successives, plus précisément après l’assassinat en 1948 de son beau-père, le directeur de théâtre Solomon Mikhoels, et son propre séjour en prison en 1953. Ici, la résilience fait partie d’une existence entière, et se manifeste dans un discours d’une grande expressivité (trois Allegros), entre angoisse, désespoir et résignation, termes utilisés par la virtuose qui les insuffle à son interprétation, celle-ci atteignant une remarquable hauteur de vues. Elle apparaît comme le sommet de l’album. Avec sa Sonate n° 8 de 1939/44, Prokofiev répond au critère de « l’élévation au-dessus de la tourmente ». Mais la densité, la complexité et l’ambigüité de cette troisième « sonate de guerre » semble parfois échapper à la pianiste qui, si elle rend bien la violence du discours et son éruptivité, n’arrive pas toujours à se détacher du piège du romantisme sous-jacent ni à affronter la dureté dont elle a tendance à gommer un peu les aspérités.  

Mais ce ne sont là que broutilles critiques qui ne ternissent pas la cohérence d’un projet assumé qui émane d’une réflexion personnalisée. La qualité technique de l’interprète livre de très beaux moments de piano, affrontés avec noblesse et brio. Cet album de qualité a été enregistré au Studio Teldex de Berlin en deux sessions, en décembre 2020 et mars 2021. Plusieurs photographies de Yulianna Avdeeva sont présentes, dans des paysages de nature. L’une d’entre elles interpelle : le visage de la pianiste apparaît dans les reflets d’une eau troublée, quelque peu tourbillonnante. S’agit-il d’un effet de sa propre résilience ?  

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 9

Jean Lacroix

Jean Lacroix

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