Les Widor de Pierre Labric sur le Cavaillé-Coll de Rouen, suite d’une exhumation à thésauriser
Charles-Marie Widor (1844-1937) : Neuvième Symphonie, en ut mineur, Op. 70 ; Dixième Symphonie, en ré majeur, Op. 73. Pierre Labric, orgue Cavaillé-Coll de l’abbatiale Saint Ouen de Rouen. Juillet 1971. Livret en français et anglais. TT 62’12. FY Solstice SOCD 400
Après un premier volume consacré aux deux symphonies médianes, le label de François et Yvette Carbou continue d’exhumer l’intégrale réalisée par Pierre Labric au début des années 1970, et prévoit une réédition complète, sauf peut-être la Huitième dont les bandes sont présumées perdues. Digne tribut à un centenaire et doyen des grands musiciens français. Le projet fut capté par les micros d’une entreprise locale, Téléson, et alors diffusé outre-Atlantique dans un coffret de onze LPs sous étiquette Musical Heritage Society, qui souffrait des limitations techniques du vinyle, -pour ne pas dire victime de pressages notoirement médiocres. Malgré quelques bruits de voierie, malgré quelques distorsions dans les tutti, la sonorité s’avère attrayante, et surtout dispense un relief qui nous place en étroit contact avec la prestigieuse tribune.
Au soir de sa vie, Widor écrivait en août 1932, avec un brin de chauvinisme peut-être : « en dépit de toutes les inventions et de tous les systèmes, l’orgue de Cavaillé reste l’orgue vrai [...] Si notre école depuis trois quarts de siècle, s’est imposée au monde, c’est par ses traditions et l’unité de son enseignement. Quant à l’œuvre qu’elle a produite, je le dis sans réserve, c’est à la séduction de ses instruments qu’elle le doit ». Les deux dernières symphonies sont dédiées à deux sanctuaires (Sancti Andoëni Rothomagensis, Sancti Saturnini Tolosensis) qui abritent un chef-d’œuvre du célèbre facteur -on devine que la dédicace leur est implicitement destinée. Dont l’abbatiale Saint Ouen de Rouen que nous entendons ici et qui constitue un cadre ô combien inspirant. « Mais plus qu'un hommage aux instruments novateurs et avant-gardistes de Cavaillé-Coll, c'est l'idée de la nature sacrée de l'œuvre qui est importante, créée en partie par l'utilisation du chant grégorien » nuançait toutefois Kathryn Scheetz en conclusion de son mémoire Charles-Marie Widor's Symphonie Romane: An Examination of the Performance Tradition (Southern Methodist University, 2019), se démarquant d’un fétichisme assignable au genius loci.
Plus encore que les huit précédentes, ces deux symphonies innovent par leur fonds liturgique (Noël pour le Puer natus invité dans les deux dernières partie de la Gothique, citations plain-chantesques et motif du Graduel pascal fertilisant la plupart des quatre mouvements de la Romane), impliquant une dynamique, un nuancier et des gradations orchestrales, au service d’uns mysticisme tantôt délicat tantôt haut en couleurs. Une spiritualité que Pierre Labric exalte avec un art flamboyant et une palette hypersaturée, que ce soit la cantilène de l’Andante sostenuto qu’on a rarement entendu aussi intense, presque incandescent, ou que ce soient les fulgurances du Haec Dies tonnées en gloire sur les anches normandes, dans ce Final qui referme l’album par une édifiante démonstration de panache. La touffeur du Moderato qui ouvre la symphonie en ut mineur avait déjà prouvé comment l’ardent interprète sait en exacerber la déréliction -à l’instar de la Symphonie-Passion de Marcel Dupré, Christian von Blohn entrevoit dans ce tableau le monde dans l’attente du Sauveur.
Aiguillonné par des tempi volontaristes, ce sens aigu de la caractérisation, de la tension descriptive, densifie toutes ces pages, scrute leur suggestivité et avive leur drame. Réprimant tout sulpicianisme, la sincérité quasiment expressionniste de ces prestations brossées al fresco submerge les calques et fait assaut d’éloquence. Stylet à vif, la partition comme un ostensoir, l’horizon du texte en mire. On se sent constamment sur une ligne de crête. Périmètres en alerte. Candeur et écorchure, vertige contenu, comme le Lacédémonien sous la morsure du renard : en écoutant ces témoignages désormais historiques, on pense souvent aux empâtements, aux bigarrures fauvistes, à la verve saltimbanque expulsée des toiles d’un Georges Rouault. On n’en écrirait pas davantage, au risque d’incendier les encres. De brûlantes archives qui dans la discographie préservent une place à part, -et y méritent hier comme aujourd’hui un rang d’honneur.
Christophe Steyne
Son : 8,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9,5 – Interprétation : 10
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