Découverte d’un arrangement orchestral des mélodies verlainiennes de Debussy

par

Claude Debussy (1862-1918) : La Mer. Robin Holloway (*1943) : Ten settings of Paul Verlaine for soprano and orchestra, arranged, linked scored with an Epilogue [d'après Debussy]. Vannina Santoni, soprano. Orchestre philharmonique de Radio France, direction: Mikko Franck. Septembre 2022. Livret en français, anglais, allemand ; paroles en français et leur traduction en anglais. TT 52’03. Alpha 981

Les Nuits d’Été de Berlioz, le Poème de l’Amour et de la Mer de Chausson, Shéhérazade de Ravel… : les cycles de mélodie française avec orchestre sont suffisamment rares, désirables, pour que ses amateurs ne convoitent cet album qui inclut une anthologie arrangée par Robin Holloway, à la demande du San Francisco Symphony Orchestra de Michael Tilson Thomas. Le compositeur anglais s'y penche sur une moitié des poèmes de Verlaine que Debussy mit en musique, dans ses six Ariettes oubliées, ses Trois Mélodies de 1891, et dans la Mandoline de 1882 (L43 dans la nouvelle nomenclature Lesure). Les deux livres des Fêtes galantes ne sont pas au menu. Au-delà de l'intéressante notice signée de Nicolas Derny, on aurait aimé apprendre sur quels fondements cette création a réorganisé la structure originale des recueils, et quels préceptes présidèrent à son instrumentation, moyennant des ponts et un inventif épilogue. En tout cas, le résultat offre une attrayante parure, plus efficace que subtile, qui met en perspective (voire vampirise) la mouture originale accompagnée par le piano. L'interprétation est servie par un robuste orchestre qui gonfle les effets, et par une sensuelle soliste qui étudia au Conservatoire de Paris et dans les rangs de la Maîtrise de Radio France, avant de mener la brillante carrière qu’on lui sait à l’opéra.

Les lecteurs qui ne se damneraient pas pour entendre aujourd’hui en concert comment une Suzanne Danco (1911-2000) modulait les voyelles de « ténèbres » dans Surgi de la croupe et du bond pourront esquiver le présent paragraphe, concédant une moite nostalgie. Vit-on une époque où la paresse de vocalisation amène à faire le deuil des nasales (où la « langueur qui pénètre » s'assimile à « longueur », mais où les « longs traits de charpie » deviennent « lents » –la malice frémirait d’une méprise sur « l’église tinte un glas »), de la phonation des diphtongues, des consonnes authentiquement mouillées et occlusives ? En guise d’exercice, on pourra s’entraîner dans « voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches ». On conviendra cependant que, soumise à une projection en une salle qui n’a rien d’un salon, la diction de la soprano s’avère tout à fait convenable, même dans le redoutable saut d’octave sur « du houx [à la feuille vernie] » où la voyelle ouverte doit se postérioriser à l’acmé du crescendo ! Vannina Santoni se tire bien de cette gageure. Et si la « plaine [assoupie] » n'est pas prononcée comme la « plainte » transcrite page 28 du livret, c'est que celui-ci comporte une coquille, d'ailleurs endossée en vis-à-vis par la traduction en anglais.

Après cette découverte qui se greffe opportunément au répertoire lyrique de l’auteur de Monsieur Croche, ce CD au demeurant assez court enchaîne sur La Mer. Herbert von Karajan (1908-1989) estimait qu'un maestro y cherche toujours ce qui n’est pas écrit. C'est aussi vrai pour les auditeurs, surtout ceux qui ont dans l'oreille tant d'alternatives pour un opus aussi discographié, et qui sont souvent amenés à conclure que ces esquisses symphoniques sont le rêve d’un autre. Pour autant, chez le mélomane qui a ses repères, la proposition de Mikko Franck pourra décevoir. Le barbouillage sur la pochette était-il de bon augure ?

À rebours de tout impressionnisme (ce n’est a priori pas une critique), le chef finlandais placarde la solidité de la charpente mais néglige les dégradés et estompe les demi-teintes –on doit avouer qu’il n’est pas aidé par une captation prégnante qui nivelle le contraste dynamique. On n'accusera toutefois pas les micros quand la direction semble survoler la partition sans s'attacher ni à la finesse des idées thématiques ni à l’intelligence des transitions, et quand le jeu collectif n'est loin s’en faut pas le plus précis qu'on ait entendu. La narration de l'Aube à midi sur la mer s'escamote sans qu'on perçoive un souci de cohérence ni même de construction, jusqu'à un climax sans magie ni grandeur. En mars 1958 avec l’orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire (HMV), la version rhapsodique d’un Constantin Silvestri insufflait au moins une captivante incandescence. 

Les études texturalistes des Jeux de vagues deviennent simplistes, s’amalgament, privés du raffinement qu’y instillait un Pierre Boulez (CBS, ou DG) ou de l’élégance qu’y mettait un Pierre Monteux (RCA). C'est dans le Dialogue du vent et de la mer que la prestation survitaminée finirait par convaincre par son impact dramatique, certes grossièrement ampéré, où le moindre frémissement s'hypertrophie dans un épais bouillon.

Fut un temps où un orchestre français promettait une manière, une culture du son favorables à des compositeurs aussi enracinés que Debussy. Assignation au génie du temps et du lieu ? Privilège de la généalogie ? À la fin des années 1950, Sir Thomas Beecham traversant le Channel pour graver une Carmen, une Fantastique. En 1978, Karajan exigeant à Berlin des vents français pour son Pelléas chez Emi. La juste couleur ne relevait toutefois pas forcément d'une prébende géographique, si l'on considère par exemple qu'à Boston nombre de pupitres provenaient de l’hexagone. À l'heure de l'internationalisation et de la standardisation, où les traditions n'ont guère plus cours ni même cote peut-être, on quitte cet enregistrement en se disant (en regrettant ?) que la Philharmonie de Radio France s’acquitte pour un rendu… pas forcément différent qu'ailleurs. Triste ambassade. Croisière de routine. Une plaisance qui échoue à s’imposer dans un surabondant catalogue.

Avec les forces de l'ORTF, Jean Martinon défendit une solaire plénitude (Emi), et avant lui D.E. Inghelbrecht (Ducretet Thomson, janvier 1954) avait célébré un imaginaire panthéiste, puissamment rythmique, d’un relief aussi flagrant qu’inspiré : deux historiques témoignages dont on retrouve dans cette session de 2022 une vestigiale parenté stylistique, mais combien moins aboutie. Alors qu’une esthétique aussi saturante put prospérer si loin qu’à Los Angeles (avec Erich Leinsdorf, Capitol, ou Carlo Maria Giulini, DG) ou à Boston sous la baguette et fauve et fauviste d’un Charles Munch. Sans même évoquer Paul Paray à Detroit (Mercury), dont enivrent les embruns (réécouter ses Jeux de vagues génialement pointillistes !) et chahutent les appels du grand large : comparerait-on cette intensité vitaliste à la lecture superficiellement brassée que nous percevons ici ?

Que resterait-il de pareil chef-d’œuvre quand on le revisite avec une sensibilité d’artilleur ? Le provocateur Constant Lambert (1905-1951) ironisait en voyant dans ce triptyque un pictorialisme froid et détaché, celui d’un « paysage sans personnage, voire un tableau marin sans bateaux ». Pour désamorcer cette boutade, ne faut-il du moins que le navire soit barré par un pilote désireux et capable d’honorer un cap à la mesure de l’enjeu ? De dépit nous avons réécouté Leonard Bernstein à New York (CBS, octobre 1961) : ça, quelle claque ! On conserve un souvenir point trop vilain des Images que Mikko Franck avait gravées avec la même Philharmonie il y a une quinzaine d’années pour RCA. En revanche, le label Alpha, habituellement perspicace, devait-il lancer une bouée de sauvetage à ce live de La Mer qu’on a si peu envie de secourir ? « De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l'impair plus vague et plus soluble dans l'air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose », écrivait Verlaine.

Christophe Steyne

Son : 6 – Livret : 8 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 3 (La Mer) à 8

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