Édouard Lassen : une révélation

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Édouard Lassen (1830-1904): Lieder et mélodies. Reinoud Van Mechelen (ténor), Anthony Romaniuk (piano). 2021. Textes de présentation en français, allemand, anglais et néerlandais. 79’52.  Musique en Wallonie. MEW 2099

C’est à une double découverte que nous convie cette inattendue parution signée Musique en Wallonie : celle d’un compositeur injustement oublié et celle d’une oeuvre d’une surprenante qualité.

Pour ceux qui ne le connaîtraient pas (et ils seront nombreux), Eduard/Édouard Lassen naquit à Copenhague en 1830 au sein d’une famille aisée qui émigra en 1833 à Bruxelles, où son père Louis fit une belle carrière dans la fabrication de boutons et d’armes blanches. Partisan d’un judaïsme libéral, Louis Lassen fut également très actif au sein de la communauté juive de Bruxelles et présida le Consistoire central israélite de Belgique de 1849 à sa mort en 1873.

Quant au jeune Édouard, il entra en 1842 au Conservatoire Royal de musique de Bruxelles où il fit de solides études, obtenant un premier prix de piano en 1844, puis s’orientant vers la composition sous la direction de François-Joseph Fétis dont il fut l’élève préféré. Récompensé par un deuxième prix au Prix de Rome belge en 1849, il remporta le prestigieux prix en 1851. Grâce à la bourse de voyage obtenue, Lassen -après être passé par Paris- se rendit à Weimar où Liszt l’accueillit avec sa générosité habituelle et lui fit découvrir Berlioz et Wagner. 

Après être revenu à Bruxelles où la Monnaie refusa son opéra Le roi Edgard, Lassen retourna à Weimar où Liszt fit donner en 1857 cette oeuvre en version version allemande et obtint pour son protégé le poste de Musikdirektor la même année. Chef d’orchestre apprécié et de talent, Lassen finit par être nommé Kapellmeister en 1868, poste qu’il occupa jusqu’en 1895. C’est en cette qualité qu’il dirigea en 1874 la première reprise hors de Munich du Tristan et Isolde de Wagner et, trois ans plus tard, la création mondiale de Samson et Dalila de Saint-Saëns qui lui valut les plus vifs éloges de la critique. 

En dépit de sa brillante carrière d’interprète, Lassen ne cessa jamais de composer, et ce dans les formes les plus variées. Mais sa réputation reposait principalement sur ses musiques de scène -en particulier pour le Faust de Goethe- et sur ses plus de 260 lieder (genre qu’il pratiqua de 1857 à sa mort en 1904) qui firent beaucoup pour sa renommée. Hélas, l’avènement du nazisme marqua un coup d’arrêt fatal à la popularité réelle de Lassen en Allemagne, au point que la rue qui portait son nom à Weimar -et où résida de 1902 à 1907 un autre grand artiste belge, Henry Van de Velde- fut débaptisée, antisémitisme officiel oblige.

Puisant dans l’abondant corpus de mélodies de Lassen, cet enregistrement au généreux minutage nous en offre pas moins de 29, dont 22 sur des textes allemands, six en français et une bilingue français-allemand.

Il ne faut pas longtemps pour se convaincre que Lassen excelle dans cette discipline, même si son style est généralement assez conservateur, surtout proche de Schumann et de Mendelssohn.

On apprécie le fin traitement de la voix comme de l’instrument dans ce qui est avant tout une délicate Hausmusik visant à une fine illustration du poème, même si on y trouve parfois d’étonnantes anticipations de Mahler, comme dans le côté faux-naïf de Vöglein wohin so schnell ou la gaité un peu forcée de Sei nur ruhig, lieber Robin. Mais le tempérament de Lassen le porte spontanément vers un très touchant charme naturel, grandement aidé par son réel talent pour la mélodie. Mais il peut surprendre par une inattendue tristesse schubertienne, comme dans Die Waldbrüder où une viole d’amour (jouée par Joanna Huszczak) s’ajoute à la voix et au piano, ou dans l’idéalisme de Mit deinen blauen Augen où, à la suite de la guerre franco-prussienne de 1870 qui fut un vrai crève-coeur pour cet artiste qui se voulait tant de culture française (ou franco-belge) qu’allemande, il ajouta aux deux strophes allemandes de Heine quatre nouvelles écrites en français par le poète flamand Victor Wilder.

Ces petits bijoux bénéficient ici d’une interprétation idéale. Bénéficiant d’une très belle diction aussi bien en allemand qu’en français, Reinoud Van Mechelen est aussi convaincant ici que dans la musique baroque et classique où on a pu l’apprécier jusqu’ici. Possesseur d’une belle voix chaude, le jeune ténor belge fait parfois entendre des accents plaintifs qui rappellent Peter Schreier, Julius Patzak ou Ernst Häfliger. 

Quant au pianiste Anthony Romaniuk qui a la chance de disposer d’un beau Steinway de 1875 dont la transparence permet un parfait mariage avec la voix, il est un superbe partenaire, sensible et attentif.

Il faut par ailleurs signaler la qualité de prise de son comme celle de la notice, par ailleurs remarquablement illustrée, de Manuel Couvreur.

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

Patrice Lieberman

 

 

 

 

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