Exquises surprises de la mélodie française

par

Lili (1893-1918) et Nadia (1887-1979) BOULANGERMélodies. Cyrille DUBOIS, ténor ; Tristan RAËS, piano. 2018-66’-présentation et textes en français et anglais-chanté en français-Apartemusic AP224

La mélodie française réserve d’étonnantes surprises. Ces Heures Claires en font partie. L’image un peu sévère de Mademoiselle Nadia Boulanger compositrice, organiste, pédagogue renommée, vouée au culte de sa jeune sœur Lili dont le génie aussi précoce que fulgurant lui valut d’être la première femme Prix de Rome à vingt ans, ne laissait pas présager une telle intensité de sentiments. Pas plus que les portraits du vénérable Raoul Pugno, virtuose-pédagogue à l’imposante stature, large barbe carrée, de trente ans son aîné. La jeune Nadia ne songeait certainement pas à «asseoir la légitimité des femmes compositrices» (comme l’écrit la présentation !) lorsqu’elle s’installa sur la banquette du piano à côté de Pugno (dont le nom ne figure même pas sur la couverture !) pour composer ces huit mélodies qui exaltent l’idyllique, la pure et torride fusion amoureuse au milieu d’une nature en fête.

Certes, Debussy, Ravel, Fauré, Duparc ou Poulenc ont exploré avec bonheur les ressources de la suggestion érotique (Bilitis, Shéhérazade) de la verdeur comme d’un hédonisme candide ou plus sophistiqué en sollicitant des poètes qui vont de Ronsard à Verlaine, Baudelaire ou Mallarmé. Mais ici l’expérience est inédite. Deux compositeurs, une seule partition. Les huit poèmes sont extraits du recueil de l’écrivain anversois Émile Verhaeren Les Heures Claires paru sous ce titre en 1896. En vers libres, le poète célèbre la vie amoureuse et conjugale avec une délicate et profonde simplicité, une ardeur solaire baignée d’humeur légère et joueuse à laquelle l’époque a trop souvent préféré la mélancolie ou la noirceur (comme on peut le constater avec les autres pièces du programme). Troublante étreinte musicale qui éclate de joie où, dès la première écoute, il semble impossible de distinguer ‘’la patte‘’ de l’un ou de l’autre des co-compositeurs. Peut-être devine-t-on, en contre-jour, une ligne mélodique plus féminine soulevée par un vaste paysage sonore qui doit sans doute beaucoup aux doigts ailés de «l’admirable» Pugno -dixit Debussy; ainsi de ces rafales d’arpèges qui caressent la voix dans l’ultime mélodie S’il arrive jamais. Le phrasé semble adouci et les élans du piano plus charnus, stables et larges que dans les mélodies qui portent la seule signature de Nadia.

Dans le reste de l’enregistrement, cette dernière, seule à la barre, aborde essentiellement des poètes symbolistes, de Verlaine à Maeterlinck, Albert Samain ou Henry Bataille, d’une couleur plus sombre avec le souci d’une caractérisation fidèle (allusions espagnoles, Le Couteau). Quelques audaces rappellent sa liberté d’organiste et son goût pour Monteverdi, tandis que la ligne de chant semble se mouvoir dans son espace propre, instable, comme ‘’entre deux eaux’’. Ainsi de Soir d’Hiver (dont le texte est dû à sa plume) où la phrase «Le cœur en a mal» bascule d’une manière tout à fait caractéristique. Cette particularité les rend évidemment périlleuses d’intonation pour l’interprète. Par ailleurs, les procédés d’accélération ou de ralentissement de la prosodie (Élégie) soulignent les variations du climat émotif demandant une réactivité permanente. La riche matière sonore du piano contribue à la beauté de certaines de ces mélodies présentées en nombre suffisant pour en faire ressortir l’originalité.

Les Quatre Chants de Lili Boulanger ont été plus souvent enregistrés, en particulier Le Retour sur un poème de Georges Delaquys (interprété ici avec trop de langueur et de lenteur). Les teintes lunaires, les harmonies flatteuses, le pouvoir suggestif du mystère, l’envol mélodique clair et limpide soulignent la différence de personnalité musicale entre les deux sœurs. Loin de nuire à l’une ou à l’autre, la juxtaposition en fait ressortir les qualités intrinsèques comme c’est le cas lors du Concours qui porte leur nom.

Si la diction du ténor Cyrille Dubois sert le texte avec exactitude, le timbre peine à s’épanouir dès la plaintive Prière qui ouvre le programme; l’émission se tend sur certaines syllabes -autômne, s’étônne, envîe, colêre (Ecoutez la chanson bien douce )- et se durcit sur les forte -«voilâ les jours d’espoir passés» (les Heures ternes). Mais peu de chose finalement, au regard des émotions qu’en osmose avec le piano agile de Tristan Raës il sait traduire dans ce que l’on retiendra de ce disque : ces Heures claires palpitantes de vie.

Son : 9  Livret : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 8

Bénédicte Palaux Simonnet

 

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