Festival de Lucerne 2019 : Matsuev et Chailly glorifient Rachmaninov

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Serge Rachmaninov (1873-1943) : Concerto pour piano et orchestre n° 3 op. 30 ; Etude-Tableau op. 39 n° 2 ; Vocalise op. 34 n° 14, version pour orchestre ; Symphonie n°3 op. 44. Denis Matsuev, piano ; Orchestre du Festival de Lucerne, direction Riccardo Chailly. 2020. Livret en allemand, en anglais et en français. 110.45. Un DVD Accentus ACC 20487.

 

Ce concert, donné en ouverture du Festival de Lucerne 2019, est un hommage à Serge Rachmaninov. Quatre-vingts ans auparavant, jour pour jour, le 11 août 1939, le compositeur-virtuose se produisait aux « International Music Festival Weeks » organisées par la cité suisse : « Ce fut la dernière fois que l’Europe put entendre Rachmaninov : il joua, sous la direction d’Ansermet, le premier Concerto pour piano de Beethoven et sa Rapsodie sur un thème de Paganini. » (Catherine Poivre d’Arvor : Rachmaninov, Monaco, Editions du Rocher, 1986, p. 161). Moins de quinze jours plus tard, le compositeur et son épouse quittaient Cherbourg en bateau pour les Etats-Unis. 

Autant le dire d’emblée : ce concert de 2019 est phénoménal, et avoir la possibilité de le visionner chez soi est un réel bonheur (renouvelable à l’infini). Ceux qui possèdent déjà plusieurs versions du Concerto pour piano n° 3 s’empresseront d’acquérir ce grand moment musical. La notice du livret, très détaillée et documentée, signée par Ann-Katrin Zimmermann, précise que « l’interprétation magistrale et souveraine de Denis Matsuev fait oublier les superlatifs et la chasse aux performances. Tout comme l’attestent des témoins et des documents sonores d’époque dans le cas de Rachmaninov, Matsuev, aux côtés de l’Orchestre du Festival de Lucerne dirigé par Riccardo Chailly, prouve que la force de l’expressivité musicale n’est pas la résultante d’une pose ou d’un romantisme sentimental. Nul besoin pour tous ces musiciens d’adopter une posture de combattant. Noblesse et envergure sublime se substituent à une forfanterie tapageuse. » Après un tel hommage, le commentateur du DVD ici proposé se demande ce qu’il peut encore ajouter à un éloge qu’il partage au plus haut degré. Tout est dit en quelques lignes. En partenariat idéal avec Riccardo Chailly qui donne à la partition sa dimension à la fois lyrique et dramatique, et un orchestre investi, visiblement transcendé par la performance du formidable pianiste qu’il accompagne avec ferveur, Denis Matsuev est fascinant de bout en bout de ce prodigieux concerto. 

Né à Irkoutsk en 1975, Matsuev, dont le père et la mère sont pianistes eux aussi, remporte en 1998 le Concours Tchaïkovski et entame une carrière internationale qui n’est plus à détailler. Cet artiste à la carrure impressionnante, qui a pratiqué le football et le hockey sur glace, possède la capacité de servir la musique de façon grandiose tout en lui conservant sa poésie, sa décantation, sa finesse et son approche expressive. Pour Rachmaninov et ce Concerto n° 3, il avait déjà démontré ces qualités en 2010 avec l’Orchestre du Mariinski placé sous la baguette de Valery Gergiev, version qui était accompagnée de la Rhapsodie sur un thème de Paganini. A Lucerne, il est encore plus convaincant, car s’il joue la carte du grandiose, il y ajoute de la hauteur de vue, de la projection, de la fulgurance. Et puis, il y a la proximité de l’image qui rend l’artiste si présent, si familier : au-delà du respect que la performance inspire, Matsuev donne et se donne, dans une exaltation de chaque instant, concentré, fiévreux ou rêveur quand il le faut, avec cette sonorité déployée dans une vaste architecture qui souligne la beauté du chef-d’œuvre de Rachmaninov. Du très grand art, que l’on est heureux de voir se pérenniser grâce à cette captation en public qui, on le devine, déclenche l’enthousiasme de la salle. L’étreinte échangée par Matsuev et Chailly à l’issue du concerto est le gage de la complicité qui nourrit cette fabuleuse interprétation. En bis, Matsuev a choisi l'Étude-tableau op. 39 n° 2, dont il souligne l’intériorité et la cantilène dépouillée avec un profond sens poétique.

L’autre partie du programme de ce concert généreux est dévolue à l’orchestre seul. La transposition orchestrale de la Vocalise est rendue avec finesse et velouté ; on reconnaît bien la manière avec laquelle Chailly sait faire chanter les instruments, avec subtilité et séduction. La soirée s’achève par la Symphonie n° 3, écrite en 1936 et créée la même année par Stokowski à Philadelphie. Elle fait appel à un orchestre fourni, avec deux harpes, xylophone, célesta et une abondante percussion. Elle a un lien avec la Suisse puisqu’elle a été composée dans la villa que Rachmaninov occupait alors sur le lac des Quatre-Cantons, à Senar. Au-delà d’aspects dansants ou de mélodies enlevées, ce témoignage de la dernière manière du compositeur comporte bien des aspects mélancoliques et douloureux qu’il convient de rendre avec toute la dimension à la fois « opulente » et « ascétique », selon les termes utilisés par la signataire de la notice. Riccardo Chailly aborde cette symphonie avec un geste large, soucieux de souligner les contradictions comme les envolées, de faire briller la pâte orchestrale ou de distiller avec tendresse les couleurs les plus variées. Une grande réussite, qui donne à ce concert une conclusion en forme d’hommage.

Voici un DVD de premier rayon, qui restitue un moment fort de la vie musicale à Lucerne. On mesure d’autant mieux, en cette période de privations et d’accès limité à la communion entre les artistes et le public, combien il est nécessaire que de tels témoignages existent et soient mis à la disposition du plus grand nombre. D’autant plus que l’édition est soignée, de superbes photographies en noir et blanc restituant des attitudes sur le vif de Denis Matsuev, de Riccardo Chailly et de cet impeccable orchestre. Un indispensable et incontournable document !

Note globale : 10

Jean Lacroix    

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