Tobias Bigger fait revivre le piano de Theodor Leschetizky

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Theodor LESCHETIZKY (1830-1915) : Quatre morceaux pour piano op. 36 ; Zwei Klavierstücke op. 38 ; Deux morceaux pour piano op. 43 ; Pastels. Quatre morceaux pour piano op. 44 ; Zwei Klavierstücke op. 47. Tobias Bigger, piano. 2020. Livret en anglais, en allemand et en français. 58.52. SACD BIS-2518.

L’importance de Theodor Leschetizky dans l’histoire de la pédagogie du piano est immense. Né à Lancut, aujourd’hui en Pologne mais alors incluse dans l’Empire austro-hongrois, il entame ses études avec son père, puis les poursuit à Vienne auprès de Carl Czerny, lui-même élève de Hummel, Salieri et Beethoven. Il se produit très vite comme soliste et enseigne déjà dès ses quatorze ans. En 1852, il se rend à Saint-Pétersbourg, où il va demeurer pendant un quart de siècle : il y rencontre un grand succès public et voit le nombre de ses étudiants s’élargir peu à peu. Devenu l’ami du directeur du Conservatoire, Anton Rubinstein, il se voit confier par ce dernier la responsabilité de la classe de piano. On le retrouve à Vienne en 1878, où il donne des cours privés. La liste de ses élèves (non limitative) donne le vertige : Paderewski, Moiseiwitch, Elly Ney, Gabrilowitch, Schnabel, Horszowski, Braïlowski… Il épousera plusieurs de ses élèves, dont en 1880 Anna Esipova, qui sera le professeur de Prokofiev et de Maria Yudina. En plus de son enseignement, Leschetizky accomplit des tournées triomphales dans l’Europe entière. Son jeu est en partie conservé, car il enregistre en 1906 sur des rouleaux Welte-Mignon, restitués dans un remarquable confort sonore (Tacet 0177-0). On peut y entendre le maître dans une Fantaisie de Mozart, des Préludes de Heller, un Nocturne et une Polonaise de Chopin, ainsi que dans sept de ses compositions, dont l’étude La Source, quatrième pièce des Quatre morceaux pour piano op. 36, que l’on retrouve sur le présent CD BIS. La méthode de Leschetizky a entraîné bien des commentaires. Le critique Bernard Shaw lui reprochait, dans un article dans The World du 10 juin 1891, de prôner une dureté du jeu en se basant sur ce qu’il entendait chez Paderewski, et de « transformer les doigts en marteaux d’acier », y ajoutant, dans le même organe de presse le 2 décembre suivant « de la superficialité et de la vulgarité » (Ecrits sur la musique, Paris, Laffont/Bouquins, 1994, p. 598 et 656). Jugement étonnant lorsque l’on écoute les fameux rouleaux ! Leschetizky enseignait en fait la nécessité d’une technique solide et de la beauté du son ; il était partisan d’une position légère et détendue, de la relaxation du corps et du contrôle musculaire.

Laissons l’interprète pour aborder le compositeur. Au-delà d’un opéra en 1867 et de quelques partitions de musique de chambre, c’est dans le domaine du clavier que Leschetizky a laissé un legs intéressant, dont Tobias Bigger propose un panorama. Ce pianiste allemand, né en 1962, a étudié à Cologne, à Hanovre et à Salzbourg. En 1982, il a remporté le concours international de Senigallia en Italie. Il a ensuite exercé en qualité d’avocat, mais est revenu au seul piano un peu avant l’an 2000. C’est un adepte du répertoire négligé. Dans la notice qu’il signe lui-même, Bigger explique qu’il a découvert Leschetizky en effectuant des recherches sur Ignaz Friedman, un autre élève du maître, et qu’il a consacré à quatre de ses étudiants un enregistrement en 2009. C’est sur la proposition de la Société Leschetizky allemande qu’il a pris l’initiative de cet enregistrement. Dans la foulée, il lui a consacré un ouvrage à paraître, consacré à l’interprétation de sa musique.

Tobias Bigger explique qu’il a opté ici pour des opus complets, de préférence inédits et tardifs, qu’il estime très inspirés. Nous le rejoignons quant à cet avis. L’audition de ces pièces « exquises et séduisantes », pour reprendre l’avis de Bigger, permet de nuancer nettement l’avis du rigide Bernard Shaw évoqué plus avant. Ce qui frappe ici, dans la plupart de ces pièces qui ne dépassent que rarement les sept minutes, c’est la noblesse et l’élégance du style de Leschetizky. A travers une virtuosité plus proche de la poésie que de la démonstration gratuite, on découvre un compositeur raffiné et stylistiquement proche du romantisme tardif. Qu’il s’inscrive dans la tradition de Chopin ou de Mendelssohn (opus 38), que les dédicataires s’appellent von Bülow ou Henselt (op. 36), qu’il ajoute un parfum méridional ou rappelant l’Italie (opus 43) ou qu’il dédie son opus 44 à Moritz Rosenthal dont la virtuosité légendaire était idéale pour la fluidité du chant et l’exigence technique, Leschetizky fait toujours la preuve d’une finesse, d’une noblesse d’accents et d’une inventivité très séduisantes. Tout cela forme un programme des plus attrayants, en particulier les deux pièces de l’opus 47 qui évoquent aussi bien Chopin que Brahms et sont dédiées à la quatrième épouse du maître, la polonaise Marie Gabrielle Rosborska. Voilà un programme qui ressuscite en quelque sorte un répertoire négligé, où priment l’élégance, la hauteur de vues et la fluidité du chant pianistique, rendu à merveille par Tobias Bigger. On objectera que l’écriture n’est pas révolutionnaire, et on n’aura pas tort. Mais face à l’élégance, à la finesse de l’inventivité et à ce romantisme tardif éloquent, on ne peut que s’incliner et savourer. D’autant plus que, dans cet enregistrement de juillet 2019 réalisé à Wuppertal, Tobias Bigger aborde chaque pièce avec subtilité et déploie une sonorité chaleureuse. Une belle découverte, splendide souvenir d’un grand maître du piano, dont l’intérieur de la pochette du CD propose une belle photographie de 1911 dans son appartement. 

Son : 9  Livret : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 10 

Jean Lacroix   

 

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