Glorieuse étape milanaise dans l’intégrale des messes de Josquin par Biscantor-Métamorphoses

par

TEMPUS FUGIT. Josquin DESPREZ (c1440-1521) : Messe Ave Maris Stella ; Messe D’ung aultre amer. Maurice BOURBON (1944*) : Tempus Fugit. Ensembles Métamorphoses et Biscantor !, dir Juliette de Massy. Livret en français et anglais. Octobre 2019.  TT 54’07. Éditions de l’Homme Armé AR RE-SE 2020-1

Sa date de naissance reste conjecturale (vers 1440 comme on l’a longtemps supposé ?, courant de la décennie 1450 ?) et nous rappelle toute la distance et les incertitudes qui nous séparent du compositeur disparu voilà cinq cents ans ; on s’apprête à le célébrer d’ici quelques mois. Alors que son génie parle encore si volontiers à nos oreilles d’aujourd’hui ! Un demi-millénaire, comme le temps passe… C’est justement le titre de cet album où les deux messes s’entrecroisent avec des créations musicales de Maurice Bourbon (sur des vers de Proust, Baudelaire, Agrippa d’Aubigné, Ronsard…) répondant à une sollicitation du Musée Départemental de l’Isère sur le thème « Les bâtisseurs d’éternité ». Loin d’interférer avec les messes, cette réflexion pertinemment intégrée au programme les resitue dans un contexte humaniste parfaitement en situation.

Ce disque marque aussi le huitième jalon de l’intégrale des messes de Josquin entreprise par cette équipe, chacun se référant à une aire où exerça le maître. En l’occurrence Milan. Ces deux opus figurent dans le Liber Secundus (1505) édité par Ottaviano Petrucci. L’érudite notice signée de Jacques Barbier éclaire sur leur structure et leur langage, sans toutefois mentionner les doutes qui entourent la D’ung aultre amer : la moins bien connue de Josquin, et souvent laissée pour compte par une discographie peut-être indisposée par la réputation d’inauthenticité de cette œuvre singulière, ne serait-ce que sa brièveté. Pour les auditeurs non familiers du texte liturgique (à ce titre le livret n’aurait dû se dispenser de mentionner les paroles latines), précisons qu’un Sanctus conventionnel se conclut par « Benedíctus qui venit in nomine Domini. Hosanna in excelsis ». Au lieu de quoi Josquin emprunte ici (à 2’02) la première partie d’un de ses motets Tu Solus qui facis mirabilia (la seconde cite un rondeau de Johannes Ockeghem, « d’un autre aimer »), que le CD aurait d’ailleurs pu accueillir en complément, à l’instar du disque de l’ensemble Alamire (chez Obsidian, 2007). La mélodie de cette chanson fertilise aussi d’autres lignes de la messe (par exemple dans le superius du Kyrie) et se retrouve dans un Sanctus indépendant, attribué à Josquin et inscrit dans le Fragmenta missarum également diffusé par Petrucci. En tout cas la multiplicité des sources, les variantes, leur rapport à D’ung aultre amer laissèrent s’élever des doutes sur la paternité de cette messe, peut-être un assemblage à plusieurs mains. Qui en tant que telle, et malgré les conduites volontiers homophones du Gloria et du Credo, n’en présente pas moins un remarquable produit d’ars combinatoria et de paraphrase polyphonique.

Fondée sur l’hymne grégorienne du même nom, la lumineuse Missa Ave Maris Stella est mieux (re)connue, pose moins question et affiche la technique d’un chantre qui a déjà fait ses preuves, unifiée par les procédés imitatifs et par un motif de tête aux voix élevées, comme pour mieux contresigner la pureté de l’hommage à la Vierge.

Quant à l’interprétation, offerte par la conjonction des jeunes pousses de Biscantor et de leurs aînés de Métamorphoses, elle est en tout point admirable. Un filé, une cohérence, un fruité dignes d’un consort de violes pour les tessitures basses et médianes (Clément Debieuvre, Fabrice Foison, Jesus Rodil, Simon Heberle, Philippe Roche). Et pour les cimes (Guillemette Beaury, Noémie Capron, Alain Gahima), non point un éclat mais une iridescence qui flatte la couleur, comme un glacis qui rehausse le tableau. La souplesse, la plasticité du souffle subjuguent. La justesse est digne des meilleurs ensembles d’Outre-Manche (on n’oubliera pas le magnifique Ave Maris Stella par les Tallis Scholars chez Gimell) mais se garde de tout perfectionnisme aride, de toute froideur métallisée. La chaleureuse acoustique de l’église de Javol et la somptueuse captation concourent certes à la suavité de la perspective. Digne écrin pour un chant qui est en soi joaillerie : l’expressivité, le rayonnement spirituel, on n’imagine guère de rivaux. Ce répertoire, le mélomane l‘admire souvent, mais s’en émouvoir à ce point, est-ce si fréquent ? Le Gloria de la D’ung aultre amer, au demeurant un des plus courts de la littérature chorale de la Renaissance, est renversant de charisme. Alors ce n’est point par paresse, mais car on ne saurait mieux dire, que cette chronique empruntera sa conclusion aux propres mots (page 6) de la directrice de l’ensemble : « l’amitié qui règne entre nous est telle que les voix s’en ressentent, les timbres se mêlent et ça sonne, ça brille, ça exulte. J’avais de l’or entre les doigts ! »

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

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