La Princesse jaune de Saint-Saëns, une plaisante japonaiserie

par

Camille Saint-Saëns (1835-1921) : La Princesse jaune, opéra-comique en un acte ; Mélodies persanes, cycle avec orchestre d’après diverses instrumentations de Saint-Saëns. Judith van Wanroij (Léna), Mathias Vidal (Kornélis) ; Philippe Estèphe et Jérôme Boutillier, barytons ; Eléonore Pancrazi, mezzo-soprano ; Artavazd Sargsyan, ténor ; Anaïs Constans et Axelle Fanyo, sopranos ; Orchestre national du Capitole de Toulouse, direction Leo Hussain. 2021. Notice en français et en anglais. Texte complet du livret et des poèmes, avec traduction anglaise. Un livre/CD Palazzetto Bru Zane BZ 1045.

Dans sa précieuse collection de livres-disques, le Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française, installé à Venise, a déjà ressuscité trois opéras de Saint-Saëns : Les Barbares, Proserpine et Le Timbre d’argent (Joker millésime, notre article du 24 septembre 2020). Dans le cadre de la commémoration du centenaire de la disparition du compositeur, le dynamique label propose l’opéra-comique en un acte La Princesse jaune, d’une durée d’un peu plus de trois quarts d’heure, qui, s’il est le troisième composé par Saint-Saëns, a été le premier à être représenté à Paris, salle Favart, le 12 juin 1872.

Deux avis pour commencer. Celui d’un collègue compositeur, Ernest Reyer, dans le Journal des débats du 19 juin de cette même année 1872, qui écrivait : Tout est clair, tout est correct dans La Princesse jaune. C’est une œuvre fine, élégante, colorée, et il ne faut pas se mettre l’esprit à la torture pour la bien comprendre, pour la bien apprécier. Et celui de Jean Gallois, dans la biographie qu’il a consacrée à Saint-Saëns chez Mardaga en 2004 : Certes, La Princesse jaune n’a rien d’un immortel chef-d’œuvre. Toutefois, et de nos jours encore, on peut s’y laisser prendre, pourvu qu’elle soit bien jouée et bien chantée (p. 143). Lors de la création, une soirée où était présentée en même temps Djamileh de Bizet et Le Passant de Paladhile, l’accueil de la partition fut mitigé ; elle fut représentée cinq fois, avant d’apparaître de temps à autre au siècle suivant. Si l’on se souvient d’une furtive gravure incomplète à la RTF dans les années 1950 et d’un live de 1996 chez Chandos moyennement réussi, le présent album doit être considéré comme une première intégrale, que l’on saluera comme elle le mérite, les mots utilisés dans les deux avis reproduits entrant en ligne de compte. Pour les résumer, on se laisse prendre, en effet, par l’écoute de cette version de studio, captée en février 2021, à sa finesse, à son élégance et à ses couleurs.

L’action, sur un livret de Louis Gallet (1835-1898), qui écrivit aussi des textes pour Bizet, Gounod, Massenet, Bruneau et quelques autres, est mince. Elle se déroule en Hollande, dans l’atelier du peintre Kornélis qui est fasciné par le portrait d’une princesse asiatique, à tel point qu’il néglige Léna, sa cousine bien-aimée. Une drogue va entraîner une hallucination au cours de laquelle il va confondre le portrait avec Léna et lui avouer sa passion. On imagine la réaction de la cousine. Mais il se reprendra vite, une fois l’effet dissipé, pour clamer que Léna est son seul amour. Pour illustrer cette partition qui, toujours d’après Jean Gallois, semble bien être la première à décrire l’irruption des forces de l’inconscient dans la vie quotidienne, mais aussi le lien France-Japon, Saint-Saëns a composé une musique alerte, pleine de fraîcheur et de vivacité, dans laquelle les airs chantés, une demi-douzaine, et les dialogues, assez brefs, s’imbriquent avec légèreté. On y découvre des trouvailles mélodiques, l’usage d’un gong et de clochettes faisant couleur orientale. Gallois a raison de dire que La Princess jaune doit être bien jouée et bien chantée. C’est le cas ici, tout d’abord par la grâce de l’orchestre toulousain que le chef anglais Leo Hussain emmène avec beaucoup de soin et de précision, et avec une subtilité qui met en valeur les aspects exotiques voulus par le compositeur. Les deux protagonistes du chant participent à cette réussite. Mathias Vidal met les qualités de sa voix vaillante de ténor au service du texte, que l’on goûte grâce à sa diction (admirable chanson « Sur l’eau claire et sans ride/Glisse mon bateau »). Quant à Judith van Wanroij, après un départ prudent, elle s’investit de plus en plus pour donner au personnage de Léna les nuances nécessaires. Le résultat est un moment que l’on savoure avec un absolu plaisir.

Le minutage étant trop court, l’affiche est complétée par les six Mélodies persanes sur des vers du poète parnassien Armand Renaud (1836-1895) ; notre lecture des textes du livret n’a pas trouvé -sauf inattention de notre part- trace de son nom. Cet ami de Mallarmé, qui a recueilli aussi l’intérêt de Reynaldo Hahn et de Claude Debussy, est un auteur lyrique inégal, la vaporeuse Splendeur vide voisinant avec un moins convaincant Songe d’opium. Mais ses vers se prêtent bien à une inspiration musicale : le baryton Tassis Christoyannis en a laissé une superbe version en 2015 avec l’accompagnement de Jeff Cohen chez Aparté. C’est ce duo voix/piano que Saint-Saëns avait d’abord prévu en 1870. Plus tard, il orchestra d’abord La Splendeur vide puis les cinq autres mélodies, sous le titre de Nuit persane, le tout avec solistes et chœur, et même la présence d’un récitant. Ici, six chanteurs différents se partagent les poèmes dans une nouvelle version proposée par le Palazzetto Bru Zane, une note précisant que La Splendeur vide et les cinq mélodies de Nuits persane ont été dépouillées des interventions de chœur, réagencées dans l’ordre du cycle initial et agrémentées d’un court prélude et d’un interlude symphonique tirés tous deux de Nuit persane. Les orchestrations sont in extenso celles de l’auteur. Trois textes pour voix masculines, trois pour voix de femmes, dont certaines figurent en bonne place dans d’autres projets du Bru Zane. On retiendra, dans cet agencement, l’investissement de Philippe Estèphe dans les mots éthérés de La Brise, ou d’Anaïs Constans dans un mystérieux et intemporel Au cimetière. Les quatre autres chanteurs sollicités, soutenus par la baguette attentive de Leo Hussain, servent bien les autres facettes de la poésie d’Armand Renaud. Notre préférence va cependant à Christoyannis, la présence d’une seule voix assurant une continuité lyrique plus homogène.

Comme d’habitude dans cette collection, le livre/CD est présenté avec raffinement et est assorti de textes approfondis sur La Princesse jaune. On dégustera aussi, comme il le mérite, l’article de 1872, intégralement reproduit, d’Ernest Reyer auquel nous avons fait allusion plus avant. Il montre à quel point un compositeur peut parler de l’œuvre d’un de ses contemporains dans un langage qui oscille avec agilité entre compliments et réserves d’usage.

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 8,5  Interprétation : 10 (Princesse jaune) ; 8 (Mélodies persanes)

Jean Lacroix  

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.