L'Héritage de Claude Debussy

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Crescendo Magazine poursuit la publication des articles de la série "Ce siècle aura 100 ans" rédigée par Harry Halbreich et publiée en 1998 dans les éditions papiers de Crescendo Magazine.

Depuis un siècle, il n’est pas de plus grand novateur en musique que Claude Debussy, dont le rayonnement non seulement demeure intact mais semble sans cesse gagner en intensité. C’est qu’à la différence d’un Schönberg, par exemple, il fut également et surtout un grand libérateur. Rares sont les créateurs de ce siècle qui n’ont pas été touchés d’une manière ou d’une autre par son souffle. 

La matière de cet article recoupe donc forcément en partie celle des précédents, voire des suivants de la même série. C’est ainsi que ceux que nous avons définis comme « les Maîtres du Son Nouveau » sont en grande partie ses héritiers, voire ses exécuteurs testamentaires : en tous cas, ils n’existeraient pas sans lui. Mais Pierre Boulez pas davantage, lui qui tenta et réussit la difficile synthèse de Debussy et de Webern. Et quant à la « trinité viennoise », pour remonter dans le temps, l’impact de la musique de Debussy sur la Vienne de l’immédiat avant 1914, où elle était bien connue et souvent jouée, c’est l’un des grands chapitres quasi-vierges de la musicologie, qui reste à explorer entièrement. Du début des Gurrelieder et du Scherzo du Deuxième Quatuor de Schönberg à Reigen, la deuxième des Trois Pièces opus 6 d’Alban Berg, les exemples ne manquent pourtant pas, ceux que nous venons de citer comptant au nombre des plus évidents. Et Stravinski, autre source puissante de la création de ce siècle dont nous n’avons point parlé encore et qui fera l’objet, avec sa riche descendance, d’une de nos prochaines études, Stravinski lui aussi doit en partie à Debussy d’être ce qu’il est : si le début de son Rossignol se situe encore presque sur le plan de la copie, les Nuages debussystes se retrouvent, sublimés, dans l’extraordinaire Prélude de la seconde partie du Sacre du Printemps. Et puis, antipode de l’Ecole viennoise et autre grand-père nourricier de la musique d’aujourd’hui, il y a Edgard Varèse dont le rayonnement inspirera lui aussi un futur article. En somme, peut-être eût-il fallu commencer notre série par Debussy, précisément, fons et origo d’un siècle de musique, et probablement aussi de celui qui s’annonce...

« Les Debussystes me tuent » affirmait l’auteur de Pelléas, et certes il faisait allusion à la nuée d’épigones et d’imitateurs qui se contentaient de copier servilement les tics les plus superficiels et les plus faciles du langage debussyste : harmonies de gammes par tons, glissandi de harpes, langoureuses flûtes faunesques. Comment pouvaient-ils comprendre l’absolue nouveauté formelle et rythmique de cette musique, là où ils ne voyaient qu’invitation à une stérile anarchie ? Il y a très longtemps déjà, j’écrivais que si le Sacre avait été une bombe explosive dans le paysage musical, Jeux de Debussy, dont la création, à peine deux semaines plus tôt, était passée pratiquement inaperçue, constituait la plus redoutable et la plus secrète des bombes à retardement : nous en vivons encore. Et il a fallu attendre les géniales analyses d’Olivier Messiaen pour comprendre pleinement la portée prodigieuse d’une toute nouvelle conception du temps et de l’espace en musique. 

Parmi les quasi-contemporains ou les successeurs immédiats de Debussy, certaines rencontres sont plus fortuites que réelles, ainsi celle de son aîné de huit ans (!) Leos Janacek, qui ne connaissait même pas la musique de Debussy lorsque, parallèlement à lui, il émancipait le langage musical des liens de l’harmonie fonctionnelle et du rythme mesuré-métrique. Si certains liens sont évidents et furent d’ailleurs reconnus tout de suite, par exemple le Manuel de Falla des Nuits dans les Jardins d’Espagne, d’autres sont totalement inattendus : mais écoutez par exemple le début de la Suite romantique de Max Reger !

Béla Bartók et Zoltan Kodaly subirent le choc debussyste de plein fouet, et il importe de souligner que ce fut le cadet qui le fit découvrir à l’illustre auteur du Château de Barbe-Bleue, véritable équivalent hongrois de Pelléas, un Pelléas plus âpre et plus sombre, dont un certain expressionnisme n’est point absent. Encore très présente dans les Images pour orchestre antérieures au Château, l’empreinte debussyste s’estompe rapidement par la suite. Déjà à peine perceptible dans Le Prince de Bois, elle aura totalement disparu  dans la sauvage violence du Mandarin merveilleux.

A la même époque, Jean Sibelius fut sans doute le premier à avoir pleinement compris et assimilé la révolution debussyste sans copie ni épigonat, mais en lui parlant d’égal à égal, de génie à génie : dans les Océanides, dans la subtile Sixième Symphonie, et par-dessus tout dans l’incomparable Tapiola, cime suprême de la musique du premier demi-siècle au même titre que Jeux, et qui est à la forêt nordique ce que La Mer de Debussy est à l’Océan atlantique...

Debussy adorait l’Angleterre et y vint souvent. Sa musique y fut tôt comprise et aimée. Mais son héritier spirituel anglais le plus authentique fut un Français d’adoption, un solitaire : Frederick Delius, dont un critique plus facétieux qu’exact a dit que son nom était un télescopage de De(bussy) et de (Sibe)lius. N’en déplaise à ses plus fervents admirateurs, ce qui tient son très grand talent à distance du génie de Debussy, c’est précisément la maîtrise formelle absolue de ce dernier. Toujours à la même époque, l’empreinte debussyste est indéniable dans la musique de Karol Szymanowski, où elle voisine d’ailleurs avec celles de Reger et de Scriabine, voire de Ravel, la synthèse qui en résulte étant inimitablement personnelle. Une synthèse d’un autre genre fut celle, réussie, dans les meilleurs ouvrages du Hollandais Willem Pijper, de Debussy et de Gustav Mahler, gageure impossible partout ailleurs qu’au pays des canaux, où ces deux créateurs antinomiques se partagent depuis toujours la faveur du public : le premier Festival Mahler eut lieu à Amsterdam en 1920 et, aujourd’hui comme hier, affichez un Festival Debussy, le Concertgebouw sera complet en quelques jours... Chez nous, à une échelle plus modeste, un Arthur Meulemans, dans ses pages orchestrales d’un grand raffinement, a su créer un véritable impressionnisme flamand, tandis que le Wallon Joseph Jongen, dans le sillage à la fois de Franck et de Fauré, avait un esprit sans doute trop traditionnel pour pouvoir pleinement assimiler Debussy...

La période de l’entre-deux-guerres fut celle d’une vive réaction anti-debussyste, presque inévitable au lendemain de la mort d’un génie de cette envergure, et ce furent surtout les aînés qui lui demeurèrent fidèles. Mais un compositeur aussi ouvert aux influences (dans le meilleur sens, celui de Mozart) que Bohuslav Martinu ne cessa jamais de proclamer tout ce qu’il devait à Debussy. Chef-d’oeuvre de l’opéra surréaliste, Juliette ou la Clef des Songes rend plus d’un tendre hommage à Pelléas, et tel épisode du premier mouvement de la Quatrième Symphonie se souvient des jeux de vagues debussystes. Mais c’est à la fin de sa vie que Martinu a renoué le plus intimement avec le grand amour de sa jeunesse. Les Fresques de Piero della Francesca ou les Paraboles sont de nobles héritières des Images et de La Mer au même titre que Tapiola (auquel on pense du reste au début de la deuxième des Paraboles).

Moins directe, moins perceptible, la filiation debussyste n’en est pas moins réelle dans l’oeuvre de Frank Martin, dont Le Vin herbé intériorise jusqu’à la plus émouvante intimité le thème de Tristan passé au prisme de Pelléas. Certes, le langage de Martin, essentiellement modulant et chromatique, est foncièrement différent de celui de Debussy, et pourtant son oeuvre représente, avant Boulez, un premier essai réussi de synthèse entre l’Ecole viennoise (jusqu’aux séries dodécaphoniques comprises) et l’harmonie modale et impressionniste issue de Debussy et de Ravel. C’est du reste par l’intermédiaire de ce dernier que la filiation s’est effectuée chez certains, ce qui nous écarte de notre sujet.

Revenons-y pour aborder à présent la seconde moitié de notre siècle. C’est l’un des plus grands créateurs de ce temps, père nourricier à son tour de deux générations, qui nous y introduira : Olivier Messiaen, sans doute le compositeur le plus génial depuis Debussy (et pas seulement en France).

Tout enfant, il découvrit avec émerveillement la partition de Pelléas et, des différents éléments de son langage, ce fut l’harmonie qui se développa la première de manière totalement personnelle. C’est ainsi que les modes spécifiques inventés par Messiaen, les fameux « modes à transpositions limitées » (exemple le plus facile à comprendre : la gamme par tons, à la deuxième transposition vous retrouvez les notes d’origine) furent d’emblée utilisés pour leur couleur et non pour leur valeur fonctionnelle, ce qui implique l’abandon des modulations de la musique tonale, car toute altération chromatique détruirait cette couleur spécifique. Comme chez Debussy, l’harmonie devient donc statique. Dans ses Préludes pour piano écrits à vingt ans, l’empreinte des pages homonymes de Debussy demeure sensible jusque dans leurs titres (Les sons impalpables du rêve, Un reflet dans le vent...). Quant au langage rythmique de Messiaen, qui fait de lui le plus grand inventeur sans doute de toute la musique occidentale dans ce domaine (lui-même se définissait d’ailleurs comme « compositeur de musique et rythmicien »), il pousse plus avant les conquêtes de la libération debussyste, s’affranchissant des symétries périodiques et des barres de mesure. On sait que ce langage se nourrit autant de rythmes existants, mais transformés (surtout les déci-talas de l’Inde classique, mais aussi ceux de la Grèce antique et du plain-chant grégorien), que d’autres inventés, comme les fameux « rythmes non-rétrogradables » (car identiques quant on les lit de gauche à droite ou de droite à gauche). D’autre part, Messiaen, comme Debussy, s’inspire intensément des modèles de la nature, sauf qu’il les interprète en catholique fervent et non en panthéiste. Ce qui lui appartient en propre, cependant, c’est l’apport immense des chants d’oiseaux qui suffit à lui seul à le distinguer de tout autre compositeur. Enfin, le langage pianistique et orchestral de Messiaen, son sens du timbre, viennent en droite ligne de Debussy dont il a transmis la grande leçon à ses cadets par son enseignement et par l’exemple de ses propres oeuvres. 

L’autre héritier le plus pur de l’auteur de La Mer demeure beaucoup trop peu connu aujourd’hui, car ce fut un solitaire d’une farouche indépendance, et qui, n’occupant jamais un poste officiel d’enseignant, n’eut que quelques rares disciples privés. J’ai nommé Maurice Ohana, l’un des très grands créateurs de la musique du siècle qui s’achève, et sans doute le plus ignoré de tous avec Scelsi. D’ascendance andalouse, il opéra une admirable et unique synthèse entre ses racines ibériques, lesquelles prennent en compte le triple héritage arabe, juif et chrétien d’Al Andalus, encore enrichi chez lui de l’apport berbère et de celui de l’Afrique noire (ce dernier sublimé en blues et en jazz), et son amour profond pour Debussy et Ravel. Ceux-ci, de pair avec Chopin pour le piano, furent ses pères nourriciers au même titre que le Manuel de Falla des Tréteaux de Maître Pierre (modèle de son premier chef-d’oeuvre, le Llanto pour Ignacio Sanchez Mejias, hommage à Garcia Lorca et, au-delà, au chant flamenco), du Concerto ou de la Fantasia betica. De Debussy, Ohana possède l’élégance racée, le sens de l’ellipse et de la concision, la totale liberté formelle et le refus de tout académisme. Il n’est point d’héritier dont l’auteur de Pelléas eût pu être plus légitimement fier, car jamais ce pur latin que fut Ohana ne copie ni n’imite qui que ce soit, mais au contraire il retient de son aîné le précieux conseil : « N’écoutez que la chanson du vent qui passe et vous raconte l’histoire du monde ». La discographie de ce créateur génial est heureusement en pleine expansion récente. 

Contrairement à Ohana, Henri Dutilleux ne s’est jamais vu refuser une gloire d’ailleurs pleinement méritée. Peu nombreuse, suprêmement châtiée, son oeuvre, au-delà de quelques ressemblances très superficielles, est cependant foncièrement différente : c’est celle d’un pur classique, attaché à la rigueur formelle au même degré qu’un Ravel dont il est finalement plus proche, sans doute, que de Debussy, de sorte qu’on parlera plutôt ici d’héritage collatéral ou indirect. Mais le suprême raffinement de son harmonie et de ses timbres le situent bel et bien dans le grand sillage. Sans être un novateur au même degré que Messiaen ou Ohana, il laisse une poignée de chefs-d’oeuvre faits pour durer.

La génération suivante, en France, est celle des « Spectraux », réunissant quelques élèves de Messiaen qui, à partir de 1970 environ, au sein du Groupe de l’Itinéraire qu’ils ont fondé, ont violemment réagi contre la rigueur de l’académisme sériel pour restituer leurs droits à la logique de l’oreille et à la beauté sensuelle du timbre et de l’harmonie. Tristan Murail et Gérard Grisey figurent ainsi au premier rang de ces Maîtres du Son Nouveau, dont nous les avons séparés uniquement pour des raisons de chronologie et d’espace. Evitant de se fourvoyer dans l’impasse de la pensée paramétrique, ils se situent dans le droit sillage de la géniale synthèse des divers aspects du son opérée par Debussy, dont il est permis de penser qu’il écrirait aujourd’hui une musique proche de la leur. Que cette conception de la musique soit ouverte à des interprétations très variées, deux exemples le démontrent : compagnon de la première heure de Murail et de Grisey, leur cadet Michaël Levinas aboutit à partir des recherches spectrales à des résultats si opposés, voire proches de l’expressionnisme, qu’il n’y a nulle trace chez lui de Debussy, dont il est par ailleurs un parfait interprète au piano. Par contre, Hugues Dufourt est venu d’horizons tout différents (il n’est jamais passé chez Messiaen), et la rigueur de son apprentissage sériel a laissé chez lui des traces, sans que ce compagnon de route temporaire de l’Itinéraire n’abdique en quoi que ce soit les droits d’une audition intérieure d’une acuité unique : nouvelle synthèse, et d’une parfaite, d’une bouleversante beauté, qui fait de Dufourt l’un des maîtres les plus indiscutables de sa génération dans le monde. De son contemporain exact, le franco-roumain Horatiu Radulescu, il a été question déjà dans notre étude des Maîtres du Son Nouveau dont il est sans doute le plus audacieux et le plus radical.  

Au cours de sa brève existence tragiquement interrompue par un sauvage assassinat à trente-cinq ans en 1983, le Canadien Claude Vivier a eu le temps de nous laisser une oeuvre riche et fulgurante, celle d’un poète, d’un visionnaire et d’un mystique d’une merveilleuse fraîcheur d’enfance préservée, nous révélant son coeur et son âme avec une bouleversante intensité à l’aide d’un langage à nul autre pareil, à la fois direct et dépouillé par son renoncement à toute complexité polyphonique, et d’une richesse mélodique, harmonique et timbrique géniale. Et nous terminerons ce bref panorama par un grand compositeur récemment disparu et originaire d’un pays où, par maintes mystérieuses affinités naturelles, Debussy avait trouvé très vite un accueil et une compréhension rares : je veux parler du Japonais Toru Takemitsu, dont l’oeuvre entière est un vibrant hommage à Debussy, le grand libérateur qui aura appris à tant de créateurs à devenir eux-mêmes en écoutant la voix de leurs origines. C’est la plus grande leçon de toutes et le plus sûr antidote aux ravages de cette pensée unique qui menace d’étouffer le meilleur de nous-mêmes. Autant le carcan sériel, digne héritier de l’académisme germanique du siècle dernier, était générateur d’uniformité et de grisaille, autant Debussy aura fait naître aux quatre coins de la planète la diversité et la couleur.

Harry Halbreich

 

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