Maria Callas, l’éternelle : entretien avec Michel Roubinet 

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Alors que nous célébrons les 100 ans de la naissance de Maria Callas et que différentes initiatives se font jour pour saluer la mémoire et la légende de la grande chanteuse, Warner édite un coffret magistral en forme d’intégrale de tous les rôles chantés par la Callas. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec Michel Roubinet, grand connaisseur de la carrière de la soprano et consultant sur la réalisation de ce coffret.

Maria Callas, malgré le défilement du temps, malgré les générations qui passent, continue d’incarner la “diva”, la grande chanteuse d’opéra, connue tant des mélomanes que des profanes de toutes les générations. Qu’est-ce qui explique cette pérennisation de la légende “Callas” ?

Il existe bien des raisons et angles d’approche qui tous, sans doute, ne se valent pas. Sorte de grand écart entre l’intérêt porté à la musicienne, exceptionnelle et unique au sens propre, l’histoire de sa vie personnelle n’intervenant que dans la mesure où elle éclaire le versant strictement musical de la « légende » Callas, et celui faisant primer le personnage médiatique. En particulier la Callas de la période Onassis et de la jet set monégasque, qui en réalité cesse de chanter, et son lot fantasmé de pseudo-scandales. Selon la nature de l’intérêt, la perception de ce qui pour nous prévaut -la musicienne- fluctue sensiblement. Il est même probable que bien des personnes s’en tenant au mythe de la diva et de la femme du monde, splendide, connaissent malheureusement peu la voix et moins encore l’art de la Callas. Laquelle demeure un tout, bien que de son propre aveu partagée entre l’artiste, Callas, et la femme, Maria, la confrontation des deux, à un moment crucial de sa vie : le tournant des années 60, ayant tourné dans l’imaginaire collectif à l’avantage de la seconde (à travers notamment sa phénoménale transformation physique, dont la finalité était pourtant avant tout musicale) – mais au détriment d’une connaissance approfondie de son art.

Le legs de Maria Callas a toujours été diffusé et les enregistrements appartiennent à la légende de l’histoire du disque. Pourquoi, en cette année de Centenaire, proposer un nouveau coffret intégral ?

Toujours diffusé, pas sûr. Car même pour une personnalité de l’importance de Maria Callas, il a fallu sa disparition, le 16 septembre 1977 à Paris, pour que ses enregistrements soient progressivement de nouveau accessibles, puis peu à peu réédités en CD. L’ensemble des gravures de studio, augmentées de très nombreuses captations dal vivo (opéras et récitals), ne l’a été qu’à partir de l’édition EMI Classics en volumes séparés du 20ème anniversaire de sa mort, entre 1997 et 2003. À la suite de la reprise par Warner Classics du catalogue EMI Classics, les gravures de studio ont été entièrement et magistralement remasterisées : Maria Callas Remastered – The Complete Studio Recordings (1949-1969), coffret paru en 2014. Un second coffret Warner suivit en 2017 : Maria Callas Live – Remastered Live Recordings 1949-1964, vaste choix parmi les captations intégrales dal vivo de l’édition 1997-2003 assorti de « nouveautés » sous ce label. Quant à l’édition 2023 du Centenaire Maria Callas, elle est en fait la toute première à proposer à la fois l’intégrale des enregistrements de studio et la totalité des captations dal vivo publiées au fil du temps par EMI puis Warner, dont nombre de volumes étaient épuisés, en particulier les récitals radiophoniques (RAI, 1951-1956) et maints témoignages des tournées de la fin des années 50. Certaines intégrales, magistrales et indispensables, étonnamment non reprises dans le coffret de 2017, font ainsi leur grand retour : « la Traviata du siècle » (Scala, 28 mai 1955, production Visconti dirigée par Giulini), La sonnambula à Cologne (4 juillet 1957), Un ballo in maschera en ouverture, toujours un 7 décembre, de la saison scaligère 1957. S’y ajoute un CD bonus entièrement inédit faisant entendre Maria Callas lors de séances de travail en studio : l’humanité et la modestie de la musicienne dans ses rapports avec les chefs, les musiciens d’orchestre et les directeurs artistiques y prennent une dimension absolument bouleversante.

Qu’est-ce que le legs de Callas peut encore nous apprendre en 2023 ?

Chacun, bien sûr, apprendra à la mesure de sa propre connaissance de l’art de Maria Callas. Mais la grandeur de ce coffret, d’une ampleur à la fois temporelle et de répertoire optimale, tient à la possibilité de comparer, sur scène et/ou en studio, l’évolution de son interprétation dans un même rôle (maints ouvrages n’existant que dans une seule version dal vivo permettent toutefois de vérifier que dès la prise de rôle scénique, un personnage de théâtre surgit, admirablement cerné et pleinement viable). Le survol de l’intégralité de son parcours permet aussi de « visualiser » l’évolution d’une voix hors normes de plus en plus fragilisée, pour diverses raisons évoquées dans les textes accompagnant le coffret –, cependant que toujours la musicienne « compense » la perte d’ampleur vocale par un surcroît de musicalité et d’humanité (qui pourtant ne font pas défaut aux gravures et captations plus anciennes…), de sorte que l’équilibre musical et théâtral, par des moyens évoluant avec le temps, demeure à tout moment préservé. Une grande leçon de musique et de théâtre.

Dans ce coffret, il y a bien sûr les intégrales d’opéra, captées sur scène et en studio, mais aussi les récitals. En quoi sont-ils importants pour appréhender son art ?

Le récital tel que Maria Callas le concevait était aussi une manière d’affirmer sa singularité, avec ce désir constant, défi toujours admirablement relevé, de confronter des aspects presque antinomiques de l’art vocal : ainsi à Rome en 1952, concert type (mais aussi en studio à Londres en 1954 ou à Paris en 1961), où elle fait se répondre airs hautement dramatiques : Abigaille et Lady Macbeth, et airs de virtuosité : folie de Lucia et clochettes de Lakmé ! Non seulement personne n’était en mesure de le faire, mais elle y ajoutait une dimension qui à chaque moment de sa carrière ne laisse d’impressionner : même en concert, Callas sait dès la première note (dès le premier geste pour le public présent) recréer la dimension dramatique d’un ouvrage lyrique dans le cadre restreint d’un air. L’art de la Callas en récital, par-delà les prodiges vocaux, nous montre en permanence combien la musicienne et la tragédienne sont indissociables et absolument en situation, même hors contexte scénique.

Maria Callas a eu une collaboration étroite avec le chef Tullio Serafin. Qu’est-ce que cette collaboration a apporté à l’art de la chanteuse ?

À la suite de la soprano espagnole Elvira de Hidalgo, son second professeur au Conservatoire d’Athènes, Tullio Serafin accompagna Maria Callas dans l’approfondissement des rôles abordés à l’orée de sa carrière internationale, notamment en matière de bel canto romantique, dont cet aspect si complexe qu’est l’art du récitatif, recitare cantando, dans lequel Callas était insurpassable. Il lui permit aussi de parfaire son approche stylistique, de Wagner à Puccini, de Bellini à Verdi, guidant en particulier ses premiers pas dans ses deux rôles les plus emblématiques : Norma et Violetta de La traviata, mais aussi le rôle-titre d’Aida ou encore Leonora de Il trovatore. Figure paternelle, Serafin joua par ailleurs un rôle dans la confiance en soi dont Callas manquait souvent si cruellement : il croyait en elle et le proclama à la face du monde – en lui faisant aborder ex abrupto le rôle d’Elvira de I puritani à la Fenice de Venise alors qu’elle y chantait Brünnhilde de La Valchiria, ou en lui faisant apprendre en quelques jours le rôle écrasant d’Armida de Rossini, démonstration vocale sans équivalent mais aussi plaidoyer pour une exigence stylistique sans concession, en l’occurrence dans le domaine de l’opera seria.

Le coffret propose 3 disques qui reprennent ses masterclasses à la Juilliard School. Qu’est-ce que ces bandes nous apprennent ? L’art de Maria Callas était-il “enseignable” ?

Ces bandes nous rappellent que Maria Callas travaillait non seulement son propre rôle mais connaissait tout aussi parfaitement ceux des autres protagonistes des ouvrages qu’elle chantait. Ce qui dans ces Master classes lui permet d’aborder et de faire travailler des rôles aussi bien féminins que masculins – il faut l’entendre chanter l’air plein de douleur et de fureur du bouffon Rigoletto ! Le public de ces séances ne s’y était pas trompé, venu admirer une légende vivante retirée de la scène. Quant aux « élèves », à l’instar de l’auditeur de ce coffret, chacun aura retiré de ce potentiel passage de témoin ce qui lui parlait. Certes, la mission première de Callas musicienne était de servir la musique, mais ayant reçu de ses maîtres Hidalgo et Serafin un savoir et une tradition, rehaussés de ses propres intuitions recréatrices, elle estimait devoir les transmettre. Étant entendu que l’art de la Callas est trop personnel – la voix, le génie musical et théâtral, le don scénique – pour tenir lieu de modèle. Une source d’inspiration, un idéal hors d’atteinte généreusement offert par une musicienne qui, elle-même et durant tout son parcours, ne cessa d’évoluer.

À la fin du livret, vous parlez “d’autres trésors“, d’autres bandes qui pourraient encore exister sous une forme plus ou moins exploitable. Pensez-vous que l’on pourra retrouver ces témoignages ou qu'ils sont désormais des légendes ?

C’est avant tout une invitation au rêve, et probablement un vœu pieux. Une manière aussi de rappeler que le répertoire de Maria Callas était plus vaste que ce que sa discographie officielle et sur le vif nous a transmis, s’agissant en particulier de sa première carrière, grecque. On sait que, dans la première moitié des années 1940 à Athènes, elle a chanté à plusieurs reprises pour la radio. Également que Fidelio, en 1944, fut radiodiffusé par la radio allemande d’occupation. Radiodiffusé ne veut pas nécessairement dire enregistré, et enregistré… conservé. Quand bien même des bandes seraient un jour retrouvées, seraient-elles dans un état permettant de les faire connaître ? On peut hélas ! en douter, mais la seule idée que des inédits puissent être retrouvés fait vibrer le cœur de ses admirateurs…

Si vous deviez conseiller à un/une jeune mélomane, un ou deux enregistrements de Maria Callas, afin de leur faire découvrir la chanteuse. Quels seraient-ils ?

Pour apprécier « La Voix du Siècle », sans doute faut-il suivre la chronologie et d’abord connaître la « grande voix » du tournant des années quarante et cinquante, avant d’aborder les gravures des années cinquante et a fortiori soixante. Qui ne connaît l’affrontement Donna, chi sei? du Nabucco de Verdi (Naples, 1949), l’Aida de Mexico et les hallucinantes Variations de Proch de 1951 ou encore l’Armida de Rossini l’année suivante à Florence, ne saurait comprendre pourquoi « La Voix du Siècle ». Par ailleurs, dès son récital Cetra de 1949, bien des choses sont dites, ainsi en matière de bel canto romantique – Casta diva de Norma et folie d’Elvira de I puritani. Le disque récital constitue de fait une porte d’entrée optimale, offrant maintes facettes très différenciées : par exemple, déjà évoqués, l’album Airs lyriques et coloratura (Londres, 1954) ou encore, avec des moyens vocaux ayant déjà sensiblement évolué, le premier et sublime Callas à Paris (1961). C’est aussi l’occasion de l’entendre chanter dans une autre langue que l’italien, révélant un autre aspect de son génie musical.

Vous êtes un immense connaisseur de l’art de la chanteuse, qu’est-ce qui vous touche personnellement chez elle ? 

Les qualités de la femme, qui sont aussi celles de la musicienne. Cette conviction d’avoir une haute mission : servir la musique, mettant tout en œuvre pour le faire au mieux – sans jamais se montrer réellement satisfaite. Callas savait pertinemment qu’elle était la Callas, ce qui ne constituait pas une source d’orgueil, plutôt une mise au défi de servir comme elle le devait. La voix, naturellement, exceptionnelle et bouleversante, toujours surprenante, parlant à l’esprit et au cœur autant qu’aux entrailles. Cette manière, toute musicale, de se donner entièrement, d’aller au bout d’un engagement absolu et personnel, sans songer un instant à s’économiser. La grandeur de ses incarnations, son sens aigu du style, des styles, pour une approche non pas « moderne » mais, beaucoup mieux que cela, vivante et atemporelle.

A écouter :

La Divina - Maria Callas in all her Roles, Enregistrements studio et live.  Maria Callas, Antonino Votto, Tullio Serafin, Georges Prêtre, Herbert von Karajan, Victor de Sabata, Alceo Galliera, Gianandrea Gavazzeni, Vittorio Gui, Nicola Rescigno, Leonard Bernstein, Nino Sanzogno, Carlo Felic Cillario, Franco Ghione, Erich Kleiber…Enregistré entre 1646 et 1969.  131 CDs, 3 Blu-ray Discs, 1 DVD Warner Classics 5419 747395

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : Erio Piccagliani © Teatro alla Scala

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