Deux récentes lectures d’archet de L’Art de la Fugue, pour quatuor et quatuor augmenté
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Die Kunst der Fuge BWV 1080. Les Récréations. Matthieu Camilleri, violon, violon piccolo, alto. Sandrine Dupé, violon, alto. Clara Mühlethaler, alto, violon. Julien Hainsworth, violoncelle piccolo. Keiko Gomi, violoncelle. Livret en anglais, français, allemand. Septembre 2022. TT 73’31. Ricercar RIC 453
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Die Kunst der Fuge BWV 1080. Vor deinen Thron tret’ ich hiermit, choral BWV 668. Cuarteto Casals. Abel Tomàs Realp, Vera Martinez Mehner, violon. Jonathan Brown, alto. Arnau Tomàs Realp, violoncelle. Livret en français, anglais, allemand. Mars 2022. TT 68’15. Harmonia Mundi HMM 902717
Outre ses légitimes incarnations au clavier, la notation en voix distinctes de L’Art de la Fugue autorise diverses configurations, dont le quatuor à cordes. Depuis le témoignage pionnier par le Roth Quartet à l’ère du 78 tours, dans un arrangement de Roy Harris et Mary D. Herter Norton (Columbia, décembre 1934 / mai 1935), ce monument polyphonique compte une quinzaine d’enregistrements pour une telle formation, dont un récent CD de l’Ensemble Richter, entretoisé à des pages d’Anton Webern (Passacaille, 2019/2021).
Les quatre voix consignées par Bach, chacune dévolue à une partie distincte (notation en partition, pour favoriser la lisibilité), ne correspondent pas exactement aux tessitures consacrées dans le quatuor classique (violon, alto, violoncelle), ce qui oblige à quelques expédients lors de l’exécution. Pour éviter de tels bricolages d’intervalles, l’ensemble Les Récréations a fouillé le texte pour le redistribuer à « une variété de consorts où les cinq musiciens se partagent différemment les quatre voix de l’architecture selon les contrepoints », selon la notice, en veillant à ce que chacune soit centrée dans l’ambitus de chaque instrument. Ce qui amène à inclure dans ce « quatuor augmenté » deux membres piccolo : violon et violoncelle.
Une pertinente idée si l’on considère que, parmi la vingtaine de compositeurs qui employèrent ce petit violon jusqu’à la fin du XVIIIe siècle (selon un article The Violino Piccolo and Other Small Violins de Margaret Downie Banks dans la revue Early Music 18, no 4, novembre 1990), on trouve un certain Johann Sebastian Bach. Dans son premier Concerto Brandebourgeois, et dans quelques cantates (BWV 96, 102, 140). Concernant l’organologie et son usage dans la sphère saxonne à l’époque baroque, on pourra se référer à la récente et passionnante thèse de Daniel S. Lee (The Violino Piccolo in the Leipzig Orbit, 1650-1750, University of Connecticut, 2017). Le recours au violoncelle piccolo n’est pas moins judicieux dans la mesure où on l’accrédite dans quelques pages sacrées du Cantor, voire dans la sixième Suite BWV 1012 écrite pour cinq cordes (les férus de lutherie se réfèreront à la savante analyse de Dmitry Badiarov). On regrette toutefois que la facture des instruments ne soit pas indiquée dans le livret, si ce n’est le violon piccolo qu’on nous dit prêté par l’Atelier Coquoz.
Respect de l’intégrité du texte (incorporant le surgissement d’une cinquième voix dans les Contrepoints V-VII traités en quintette), tessitures qui permettent une élocution naturelle, sans forcer, richesse des textures : des vertus qui rejoignent la quête expressive des Récréations. Lesquels placent vocalité, couleurs harmoniques et densité du timbre au cœur de leur approche du répertoire, et avaient déjà amplement séduit dans leur précédent album de 2021 consacré aux Sonate a quattro d’Alessandro Scarlatti. Respiration, intelligibilité et incessant chatoiement suffisent à magnifier leur excursion polychrome dans les treize Contrepoints et les quatre Canons, jusque la Fuga a 3 Soggetti dont la réexposition finale a ici été conjecturée par Matthieu Camilleri. Optimisée par les sagaces micros de Rainer Arndt, la réverbération de l’église Notre-Dame de l’Assomption de Basse-Bodeux illumine cette rafraichissante interprétation, dont l’intensité mériterait parfois davantage de recul et philosophie.
Le programme du Cuarteto Casals se présente dans l’ordre de l’édition de 1751-1752, incluant les quatre Canons joués avant la fragmentaire Fuga a tre Soggetti (complétée par les interprètes, jusqu’à un radieux accord de ré majeur), et offre en conclusion une transcription du testamentaire choral pour orgue Vor deinen Thron tret’ ich hiermit, comme une « bénédiction finale ou geste d’adieu » selon l’interview dans la notice. Notons toutefois que les Contrepoints XII et XIII ne figurent que dans leur forme rectus (sans l’inversus, contrairement à la prestation des Récréations qui les adopte).
Après leur intégrale du massif beethovénien pour le même éditeur, on ne pourra pas dire que le Cuarteto Casals n’ose se confronter à ce que le répertoire offre de plus exigeant. Néanmoins, leur approche frugale du chef-d’œuvre de Bach peut laisser sur sa faim. La vision essentiellement chorégraphique et quelque peu superficielle se singularise par sa légèreté, la souplesse des inflexions, ses vifs tempi qui dynamisent les premiers lots de fugues simples et fugues-strettes, comme si la nervosité et l’impétuosité des archets devaient compenser leur canevas moins fourni que les suivantes, plus élaborées. La diction poreuse sonne creux -trop de délié et pas assez de plein. On regrette ainsi un Contrapunctus IV qui brouille la lisibilité, un In stilo francese capricant, ne retenant du rythme pointé qu’un caractériel portrait. On souhaiterait un trait plus appuyé, un dessin plus continu, où les influx ne soient pas masqués par le soubresaut (Alla duodecima).
Mais à mesure que l’on progresse dans le cycle, que les constructions se complexifient, le transport de l’équipe en vient judicieusement à s’assagir, se poser, se densifier : on apprécie particulièrement la retenue accordée à la fugue triple (Contrapunctus XI), une modération qui s’impose ensuite aux quatre Canons, où on admire enfin une saine et fertile respiration. Une sagesse tard venue, et peut-être excessive dans la fugue à quatre sujets qui en semble presque frigide et dénervée, comme figée dans un sentencieux archaïsme, là où le style défendu par le Cuarteto Casals dans les premiers Contrepoints aurait pu laisser advenir une exaltation attendue. Quand se referme l’album, ne déplore-t-on surtout que sa première partie fût abordée dans une posture parfois trop zélée, qui s’empresse de brûler ses cartouches et manque d’énergie comme de carburant spirituel en fin de parcours ?
Spatialisée dans le Castell de Cardona et son « acoustique magique dans laquelle coexistent résonance et clarté » (l’écoute ne pavoise pas le même fétichisme), la palette nacrée, chaleureuse, et les teintes subtiles auraient pu emporter une totale adhésion si elles y laissassent s’épanouir le chant et rayonner la puissance émotionnelle que rappelle pourtant le livret. Telle quelle, comment récuser que cette version aux équilibrages compensateurs apparaisse hétérogène et esthétiquement trop contrastée pour s’imposer au sommet de la discographie ? Dommage, car certaines tournures vivifiantes insufflent çà et là un enthousiasme qui oxygène la tension rhétorique de ces cahiers.
Ricercar = Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9,5
Harmonia Mundi = Son : 8 – Livret : 9,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8
Christophe Steyne