Notre Dossier : La Voix et son Maître

par

Etude d'expression. Dessin de Leonard de Vinci.
Musée des Beaux-Arts de Budapest

Dossier réalisé en mai 1996 par Claire Aubry, Bernadette Beyne, Jean-Marie Marchal - Coordination : Bernadette Beyne

 

C’EST LE CORPS LUI-MÊME QUI JOUE...

par Claire Aubry

 

Se consacrer à la voix serait un peu comme si l'on se penchait sur la tapisserie du monde et que fil après fil, on dénouait l'histoire, sociale, culturelle, musicale pour en découvrir la trame essentielle de l'humain. Au-delà de son imbrication dans le principe de création des répertoires musicaux, la voix nous emmène quoique nous fassions, dans ses larges paysages dessinant l'homme dans sa recherche d'identité et son désir de vivre en sociétés, de se définir par une culture aux confins de ses aspirations universelles et spécifiques et l'établissement d'un mode d'expression représentatif.
Dimension magique de l'expression, terrain unique et géniteur de Divas, de surhommes, le monde vocal fascine et perpétue au sein-même de l'univers musical, une tradition de Mystère.

La voix, cet instrument dont pourtant nous disposons tous paraît cependant porter certains d'entre nous, élus par quelque Euterpe généreuse, sur les cimes inaccessibles de l'Olympe. Pas de demi-mesure dans la voix: la gorge de monsieur tout-le-monde semble n'avoir rien en commun avec le bel organe des divinités du chant. L'aura dont on entoure nos congénères chanteurs a sacralisé par le même fait les lieux de représentation. Parce qu'elles sont le terrain de jonction du possible-impossible, du réel-irréel, les scènes lyriques ont nourri nos mémoires parmi les tons pourpres et couleurs vieil or, un patrimoine de rêves; elles ont animé les parts profondes et insaisissables de nos êtres pour les embarquer outre réalité. La Scala de Milan n'évoque-t-elle pas par excellence l'impact magique de la voix sur les mortels? Avec ces scènes lyriques, c'est tout un ensemble d'objets réels qui témoignent de notre imaginaire, lieux où la permission de se porter en d'autres êtres, en d'autres temps conjugués à une exacerbation des sentiments couleur passion, nous est immédiatement accordée. Un espace social où le rêve collectif est institutionnalisé.

Euterpe. Gravure de Philipp Galle d'après Martin de Vos

Malgré cette tradition selon laquelle les chanteurs se sont vus couronnés d'attributs célestes, éloignant pas à pas les musiciens du bel organe du commun des mortels, il faut cependant se rendre à l'évidence que chacun prend part active au phénomène vocal par sa participation instinctive à la qualification et donc à la reconnaissance des voix. Sans voir le visage de celui qui nous parle, ne reconnaissons-nous pas notre interlocuteur? Car chacun affirme en ses inflexions et sa couleur vocale son identité propre.

Si les oto-rhino-laryngologistes, acousticiens et professionnels de la voix, tant dans le domaine physiologique qu'artistique, ont apporté des éléments capitaux pour permettre la compréhension du phénomène, la dimension personnelle du son vocal, son "timbre" qui nous permet de la reconnaître entre mille, reste impossible à analyser selon des critères systématiques d'évaluation. Mais partons de ce concret anatomique pour comprendre le mécanisme enclenché lorsqu'une voix se manifeste.



Une physiologie

Les trois segments de l'appareil phonatoire

De manière classique, on aborde le mécanisme phonatoire en trois points:

- La soufflerie pulmonaire
Au repos, ou pour être plus précis, en l'absence de phonation, la respiration se compose de deux phases de durée semblable, l'une active, l'inspiration; l'autre, passive, l'expiration qui résulte de la décompression de la cage thoracique. L'acte phonatoire va transformer le phénomène respiratoire: tout d'abord, le temps d'inspiration sera beaucoup plus court pour ne plus représenter qu'un sixième du temps d'expiration devenue une phase active, elle aussi, par l'intervention volontaire de la sangle abdominale qui tout en repoussant le diaphragme permettra un contrôle de l'élimination progressive de l'air.

- Le larynx
Organe respiratoire et phonatoire, le larynx est doté d'une mobilité grâce à un système musculaire qui le met en suspension et lui permet de se mouvoir d'avant en arrière et de haut en bas. Sa constitution est complexe car les trois cartilages qui forment son squelette sont réunis par un réseau serré de ligaments et de muscles, réseau tantôt responsable de l'élévation ou de l'abaissement du larynx, tantôt de la tension des cordes vocales, de la dilatation ou de la constriction de la glotte, qui joue un rôle essentiel dans la phonation et nécessitera un travail vocal systématique pour permettre une activité consciente du chanteur. Autre aspect bien évidemment aussi essentiel: les cordes vocales, petits tendons nacrés, brillants et tendus, si elles sont saines, assureront hauteur et volume du son. La nature de leur rôle fut délicate à définir. Actuellement la théorie myoélastique de J.R. Ewald semble rester la seule valable malgré l'opposition farouche du Pr. R. Husson qui défendait à Paris au cours des années '50 sa théorie neuro-chronaxique. Cette dernière malgré ses inexactitudes flagrantes reste toujours en vigueur dans certains milieux de pédagogie du chant.

- Les résonateurs

Vue laryngoscopique

Les résonateurs sont responsables de l'attribution d'une personnalité aux sons. Tout au long de la traversée du conduit vocal jusqu'aux lèvres, les vibrations produites par les cordes vocales se voient enrichies des résonances des cavités qu'elles traversent: le pharynx, la bouche et les fosses nasales.


Le concept de « vocalité »

Si les différents facteurs du mécanisme phonatoire semblent avoir été compris, les connexions intimes entre l'appareil laryngé, le souffle, les voies nerveuses mises en rapport avec le contexte psychique, culturel et esthétique restent difficiles à analyser systématiquement.
Bien évidemment les découvertes physiologiques permettent une meilleure compréhension du phénomène vocal mais participent-elles pour autant à la compréhension du développement du concept de la vocalité? L'élaboration d'une classification des voix basée en un premier temps selon la hauteur des sons, puis, de plus en plus raffinée, en fonction de l'infinie diversité des timbres (cfr. La typologie des voix de Planel), témoigne pour sa part, d'un emploi vocal sans cesse plus précis, plus organisé au service de rôles, véhicules symboliques d'une époque à exprimer.

Les voix se retrouveront ainsi au fil des siècles dans l'opéra, dans l'oratorio[1], ou dans un contexte d'une plus grande intimité sonore, dans la mélodie ou le lied. Par la combinaison de la voix et de l'accompagnement, qu'il soit orchestral (opéra, oratorio) ou pianistique (mélodie, lied), ces formes et genres musicaux sous-tendent des mécanismes spécifiques d'expression.

Dès que l'on parle de la voix dans un contexte musical surgit le concept de la voix travaillée.
Si l'usage de la voix naturelle comprend, comme l'indique son nom, un emploi spontané des matériaux de l'appareil phonatoire, une utilisation constante de la voix à des fins professionnelles exige la connaissance des techniques de pose de voix. C'est bien évidemment un désir de préserver ses matériaux vocaux qui conduit le chanteur à travailler sa voix afin de mettre en place des structures qui lui permettront d'utiliser ses mécanismes phonatoires sans fatigue et dans un processus d'économie: un minimum d'effort pour un maximum d'effet! A ce désir, il faut ajouter également la nécessité de jouir de capacités d'évaluation de sa propre voix. L'auto-appréciation des sons émis est capitale pour le chanteur mais elle ne peut dépendre d'une évaluation uniquement en fonction de ce qu’a perçu l'oreille. Nous en avons tous fait l'expérience en entendant notre propre voix enregistrée que nous découvrons comme celle d'un étranger. Quelles sont les raisons de ce phénomène?

L’oreille suffit-elle à contrôler l’acte vocal ?

Si un acte volontaire peut engager le chanteur dans un processus d'auto-évaluation, la constitution physiologique n'a pas attendu la décision de la conscience pour mettre au point un mécanisme de contrôle. Il s'agit de l'oreille qui assure la régulation des différentes interventions nécessaires à l'acte phonatoire.
Il est vrai que l'oreille, dans sa double fonction, tient le cerveau informé par deux canaux distincts: d'une part, par le vestibule, centre de l'équilibre, l'oreille rentre en contact avec le cervelet puis, le lobe frontal du cerveau qui enverra en retour sa réponse par une commande de motricité aux muscles; d'autre part, la cochlée, centre auditif, en liaison avec le lobe temporal, signalera les caractéristiques de l'objet acoustique entendu. Il y a donc information simultanée et réponse immédiate en termes gestuels et acoustiques.

Schéma des points d'acupuncture du Méridien de Mai sur le massif facial, tiré de l'acupuncture chinoise de Soulié de Morant, et, en vis-à-vis, les,localisations subjectives des sensibilités phonatoires internes d'après Lilli Lehman

Plusieurs systèmes permettent ainsi à l'oreille de contrôler l'acte vocal.
Premièrement, le circuit aérien: par son conduit externe, le pavillon, l'oreille entend les sons qui sortent de la cavité buccale mais par la situation des oreilles à l'arrière de la bouche, toutes les fréquences du son ne parviendront pas à l'oreille du chanteur qui se verra privé d'une partie des aigus qui sont expulsés en ligne droite par rapport au medium qui s'étale davantage et aux graves qui se font enveloppants. Alors que l'auditeur reçoit l'ensemble des fréquences, le chanteur jouit d'un rétrocontrôle incomplet. Ainsi s'explique le désappointement d'entendre sa voix complète sans perspective sonore interne.

Deuxièmement, la conduction osseuse. Par un circuit interne, la vibration du larynx au travers du massif osseux informe l'oreille interne. On distingue deux catégories de vibrations laryngée: l'une que Tomatis appelle "voix osseuse" car elle consiste à mettre en vibration la colonne vertébrale en plaquant le larynx contre celle-ci; l'autre, tendino-musculaire dont l'emploi est à proscrire.

Un premier travail d'auto-évaluation par la mémoire auditive s'inscrira donc dans l'utilisation conjointe du circuit osseux, par voie interne et, du circuit buccal, par une réception externe.

Chacun de ces circuits contrôlera un domaine précis: le circuit interne évaluera la production du son tandis que le circuit externe jugera l'articulation. Ce phénomène d'informations audio-phonatoires assurera un fonctionnement adéquat du larynx. Ces relations sont établies par des nerfs récurrents qui garantissent de manière directe cette jonction audition-phonation: c'est un des facteurs essentiels qui nous a permis d'apprendre à parler; quelques années plus tard, à l'occasion d'un travail vocal, cette même connexion apparaîtra à nouveau comme primordiale dans l'acte chanté permettant un ajustement acoustique permanent.

A côté de ces circuits internes, un dernier rétrocontrôle auditif consiste au retour du son après son voyage dans le lieu où il fut émis: chargé des caractéristiques acoustiques liées à cet espace, le son revient transformé aux oreilles du chanteur.

En passant au deuxième ensemble de circuits de nature cénesthésique[2], on touche un domaine "beaucoup plus intime, plus privé" pour reprendre l'expression de Gilles Léothaud "par lequel le chanteur ne s'entend pas seulement chanter, mais se sent chanter: c'est le corps lui-même qui joue [...]". Alors que ces sensibilités internes lors de l'acte phonatoire sont telles dans la pratique professionnelle du chant -et particulièrement dans les répertoires qui exigent une puissance vocale- au point que de nombreux artistes s'en sont exprimé dans leurs écrits, elles ne figurent quasiment jamais au sein des préoccupations scientifiques à quelques exceptions près. Pourtant déjà à l'aube de ce siècle, Lilly Lehmann (Mein Gesangkunst, 1902) soulignait l'importance de ces sensations et faisait un exposé précis de ce que les professeurs de chant nomment encore résonances. La description de ces impressions subjectives comme celle par exemple liées à l'émission d'un son grave pendant lequel les muscles reliant le larynx au thorax se contractent et entraînent ainsi le larynx dans une position basse, engageant un phénomène vibratoire à se déployer abondamment dans le thorax, fera dire au chanteur qu'il utilise sa voix de poitrine. Ces perceptions vont dès lors entraîner le concept du placement vocal et d'autre part, permettre la mise en place d'une terminologie comme nous venons de le voir avec les appellations de voix de poitrine, voix de tête, ... Les sensations internes sont dépendantes de la technique utilisée, qui elle-même, sera établie en fonction de la tessiture de la voix.

... vers de nouvelles perspectives d’enseignement

Face à la constitution physiologique et d'autre part, face à ces perceptions internes, comment l'enseignement s'organise-t-il pour gérer la connaissance de cet instrument invisible? Il est clair que l'enseignement traditionnel a basé sa structure sur les éléments physiologiques pour lesquels une terminologie scientifique et des schémas d'organes apportaient une dimension concrète de l'instrument caché du chanteur.

Il faut cependant remarquer que les critères d'appréciation d'une voix qui permettront de déceler forces et faiblesses de l'organe en formation, ces critères varient considérablement d'un professeur à un autre. Quels que soient ces critères, on peut dire que le travail technique du chant classique occidental se développera en fonction de quatre paramètres principaux: l'aigu, la puissance, la pureté de l'émission et l'homogénéité. Nulle part ailleurs on ne trouvera des voix de femmes qui montent aussi haut, des puissances vocales d'une telle ampleur, ni même cette attention à rendre le timbre homogène quelles que soient les hauteurs au détriment de la variété des registres.

Le contrôle du souffle, le positionnement du larynx, le contrôle de la justesse s'installeront par le jeu de mémorisation auditive.

En cela, il faut souligner le jeu de mimétisme qui s'installe naturellement entre l'élève et le professeur puisque le chanteur en formation captera dans l'écoute de la voix de celui qui l'enseigne les éléments à acquérir ou à renforcer dans sa propre voix. Le phénomène de mimétisme est d'ailleurs un des points-clé de l'enseignement du chant et soulève dès lors la question délicate de l'influence vocale toute puissante du professeur sur son élève comme modèle vocal unique dont dispose l'étudiant et qui risquerait à la longue de l'éloigner de sa propre personnalité vocale.

C'est sans aucun doute un des points essentiels à l'origine des nombreuses approches nouvelles dans le domaine du chant qui fleurissent aujourd'hui un peu partout avec un succès chaque jour croissant afin d'encourager le chanteur à augmenter ses capacités sensibles de discernement sur lui-même et d'être ainsi capable de poursuivre l'enrichissement de son être musical en jouissant de l'enseignement d'un pédagogue sans toutefois le laisser seul juge et arbitre de sa personnalité vocale.

Encourager la perception des sensibilités internes, favoriser la mémoire corporelle de l'acte vocal permettent dès lors l'élargissement des critères d'évaluation de la voix et du même fait d'accepter une plus grande diversité de voix. Ces nouvelles perspectives se voient insérées progressivement dans l'enseignement traditionnel du chant. Parce que l'ensemble des étudiants qui se destine à un travail de pose de voix ne dispose pas d'un appareil phonatoire identique doublé d'un idéal vocal commun, les professionnels de la voix commencent à reconsidérer l'enseignement traditionnel du chant marqué par les éléments inchangés et presqu'immuables du concept vocal du XIXe siècle, idée romantique selon laquelle une voix se doit d'être tout en puissance et en expressivité.

Ainsi la variété des connexions internes, des morphologies constitutives décelée par les scientifiques conjuguée à la diversité des esprits, des atmosphères des répertoires vocaux contribuent à la mise en place de pédagogies plurielles au service des diversités vocales.

Claire AUBRY

[1] Drame lyrique sur un sujet généralement religieux qui contient les éléments caractéristiques de la cantate, orchestre en plus.

[2] Par cénesthésique, on entend une impression générale résultant d’un ensemble de sensations internes non spécifiques.

Histoire, Cultures, Esthétique

 

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