Sir James MacMillan prend la baguette à Koekelberg devant un public aux anges

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Trônant souverainement aux abords de Bruxelles, la basilique de Koekelberg dut avoir bien du mal, ce 22 novembre, à réprimer un sentiment d’orgueil. Et si elle y parvint, c’est sans doute parce que l’homme auquel elle ouvrait ses portes, l’un des compositeurs les plus en vue du moment, fait lui-même peu de cas des trompettes de la renommée. 

De trompettes, il fut pourtant question ce soir-là. Sir James MacMillan venait, en effet, y diriger Seven Angels, une fresque sonore évoquant le Jugement Dernier, flanquée de son Miserere et de celui d’Allegri. Une soirée placée sous le signe de l’égarement et de la contrition, mais aussi de la Cité Céleste et du Salut. Ou, si l’on préfère, du frisson, de l’émotion, de la majesté et de la consolation. 

Sous la conduite du compositeur écossais, le Vlaams Radiokoor et les Solistes du Brussels Philharmonic nous ont offert une heure et quart de magie sonore et visuelle. Un Office des Ténèbres d’un genre nouveau.

Emmitouflés dans nos écharpes et anoraks, nous devions être près de trois-cents à être venus braver la froidure -et la froideur- de l’église pontificale. Invité à s’installer pêle-mêle dans des fauteuils ou à s’allonger à même le sol, le public préféra naturellement se masser dans le chœur, autour des musiciens. 

Le clou de la soirée fut, sans l’ombre d’un doute, Seven Angels. Cet oratorio d’une demi-heure environ, bâti sur des extraits de l’Apocalypse de Saint Jean, décrit les visions de l’Apôtre où sept anges lui apparaissent à tour de rôle. Chaque nouvelle apparition est annoncée par une sonnerie d’un ou deux instruments à vent que MacMillan a voulus variés : trompettes naturelles et trompettes à pistons, avec ou sans sourdines, et chofars. Elgar fut le premier à introduire un chofar dans un orchestre symphonique -dans son oratorio The Apostles. Selon le livre de Josué, cet instrument aux sonorités proches de celles d’un bugle, confectionné dans une corne de bélier ou de grand koudou, fut notamment utilisé par les Hébreux contre les murailles de Jéricho lors de la conquête du pays de Canaan. Ajoutez-y une harpe, un violoncelle et une impressionnante armada de percussions, et vous obtiendrez un alliage étonnant ; celui-là même qui confère à Seven Angels l’allure d’une toile sombre aux reflets chatoyants. 

Apocalypse oblige, la violence n’est évidemment pas absente de cette œuvre théâtrale et inventive. Mais, contrairement à ce que certains ont pu écrire, elle ne se traduit pas par un chahut assourdissant ; elle sourd furtivement du tissu sonore, des glissandi de la harpe, des tremolos et des démanchés du violoncelle, des appels inquiétants des instruments à vent, des sursauts de tambourin, de timbale, de maracas, de xylophones ou des cloches tubulaires et de la déclamation turbulente du chœur. Confronté à la question délicate de la mise en musique d’un texte aux vertus dramatiques incomparables, MacMillan y répond de manière originale, optant tantôt pour une polyphonie faussement renaissante, tantôt pour une prosodie rythmée, tantôt encore par des techniques de production vocale modernistes -Sprechstimme, bouches fermées, sifflements, chuchotements, sons non-musicaux,… Au terme de cette épopée sonore qui donne la chair de poule, le sentiment d’effroi se dilue peu à peu dans un long crescendo au fil duquel s’installent des harmonies épaisses et diaprées, des consonances célestes et, au final, un mode majeur résolument triomphal. Nul autre lieu que la basilique de Koekelberg (le cinquième plus grand édifice du genre au monde) n’aurait probablement pu faire résonner avec autant d’émoi les exhortations comminatoires des sept anges de l’Apocalypse -deux d’entre eux, massifs, contemplaient le spectacle, perchés sous les voûtes. Dans cette immensité, le chant du chœur semblait provenir de contrées lointaines… 

Plus contemplatifs, les deux Miserere ceinturaient les paysages sonores éclectiques dépeints par Seven Angels

Celui d’Allegri inaugura la soirée. On le sait, cette œuvre légendaire a ému des générations entières de musiciens et d’hommes et femmes de lettre, de Goethe à Mendelssohn en passant par Madame de Staël -sans oublier Mozart qui le transcrivit de mémoire à l’âge de 14 ans, après l’avoir entendu à la Chapelle Sixtine où la partition était jalousement conservée. Cette psalmodie polyphonique ornée alternant avec des versets monodiques fut composée vers 1638 pour les Tenebrae de la Semaine sainte. Le Vlaams Radiokoor n’a pas démérité dans cette œuvre phare que l’on entend souvent interprétée par des chœurs d’enfants. Campant dans les registres dynamiques les plus doux, il en a livré une lecture d’un profond recueillement. Disposés à une quinzaine de mètres l’un de l’autre, le grand chœur à cinq voix et le chœur de solistes à quatre voix -ce dernier porté par un beau soprano à la rondeur et à l’agilité exquises- se répondaient avec une dévotion mêlée de tendresse. La réunion des deux chœurs à la fin de l’œuvre, dans un pianissimo parfaitement maîtrisé, donnait le frisson !

Reposant sur l’héritage légué par Allegri, le Miserere de MacMillan fut composé en 2009. Commande du festival de musique ancienne flamand Laus Polyphoniae, il est dédié à Harry Christophers, fondateur et chef de l’ensemble vocal britannique The Sixteen qui en assura la création au mois d’août de la même année dans la Carolus-Borromeuskerk anversoise. À l’issue de ce concert mémorable, diffusé sur les ondes radiophoniques ainsi qu’à la télévision, le compositeur fut longuement ovationné. C’est sur cette œuvre admirable, pétrie de tonalité, de modalité et de polytonalité et évoluant -comme Seven Angels- de l’obscurité vers la lumière, du mineur au majeur, que se referma cette délicieuse soirée musicale.

Le plaisir éprouvé par les mélomanes fut d’autant plus grand que le raffinement musical se fondait dans un univers poétique conçu par le photographe et sound designer Stef Van Alsenoy.

Ses « nuages sonores », destinés à meubler les temps morts, ne nous ont qu’à moitié convaincu. Réalisés à partir d’enregistrements des différents pupitres du chœur qui ont ensuite été retravaillés, ralentis et réassemblés « en un paysage sonore ambiophonique », ils n’avaient, il est vrai, pas vocation à faire office de pièces musicales autonomes, mais à fournir un décor acoustique épousant les couleurs des trois œuvres inscrites au programme. En revanche, la réalisation du montage vidéo, projeté sur trois grands écrans tout au long de la soirée, est d’une intelligence remarquable. Il fallait, en effet, faire preuve d’une grande clairvoyance pour veiller à ce que ce paysage visuel ne s’impose pas au regard du public au point de distraire son attention de la musique. L’artiste fut également attentif à ne pas détourner la signification des œuvres musicales, mais à se contenter d’en accentuer subtilement l’atmosphère. Afin d’y parvenir, il ne fallait pas davantage que ces séquences de nuages clairs-obscurs, « paysages surplombant des paysages, mais en constante évolution » (Van Alsenoy), éclairant délicatement les grappes d’accords virevoltant sous les voûtes d’une basilique plongée dans la pénombre. 

Que ceux qui n’ont pas eu la chance d’assister à ce concert audiovisuel intimiste de toute beauté se rassurent : il n’est pas encore trop tard pour en faire l’expérience. Le même programme sera redonné à Lierre (Jezuïtenkerk) le 27 novembre et à Louvain (Predikherenkerk) le surlendemain. Un concert un peu différent se déroulera par ailleurs dans la Cathédrale d’Anvers le 28 novembre où seront interprétés plusieurs extraits de Seven Angels, ainsi que quelques pages d’orgue. Les plus curieux pourront également rencontrer le compositeur à Flagey le 25 novembre à l’occasion d’une conférence alimentée par quelques extraits de son Miserere. 

Crédit photographique: © Marc Marnie

Bruxelles, Basilique de Koekelberg, 22 novembre 2019

Olivier Vrins

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