« Faire tomber les ghettos » : Rencontre avec Sir James MacMillan

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Sir James MacMillan était à Bruxelles ce 22 novembre pour y donner le coup d’envoi d’une série de concerts avec le Vlaams Radiokoor, qui l’emmèneront également à Lierre, Louvain et Anvers les 27, 28 et 29 novembre. Le compositeur natif de Kilwinning, qui fêtera cette année son soixantième printemps, est l’un de ces « intermittents de la chefferie » (pour reprendre une expression que Boulez appliquait à lui-même) qui ne rechignent pas à diriger les œuvres de leur plume. En l’occurrence, MacMillan nous donnera à entendre Seven Angels -une fresque sonore évoquant les anges de l’Apocalypse, flanqué de deux Miserere : le sien et celui d’Allegri. 

Séduit durant ses années d’étude par les esthétiques modernistes qui s’exprimaient à Darmstadt et à Donaueschingen, MacMillan a ensuite cédé aux charmes de l’ « avant-garde à visage humain » personnifiée par les compositeurs expérimentaux polonais, Lutoslawski et Penderecki en tête. Depuis 1988, ses racines écossaises et sa spiritualité s’insinuent résolument dans sa musique. D’obédience Catholique Romaine, MacMillan cisèle des œuvres qui puisent leur inspiration dans le terreau d’une foi profonde. Né dans un pays qui chérit ses artistes au lieu de les considérer comme un coût ou un dangereux contre-pouvoir, acclamé bien au-delà des frontières britanniques, l’auteur de The Confession of Isobel Gowdin se devait de rejoindre tôt ou tard le rang des Sir Edward Elgar, Sir Adrian Boult, Dame Kiri Te Kanawa et Dame Felicity Lott, Sir Yehudi Menuhin, Sir Simon Rattle et Lady Evelyn Glennie. Anobli par le Prince William en 2015, « Sir James » n’a cependant jamais trahi ses convictions d’homme de gauche acquis à la cause de la théologie de la libération. Au fil du temps, sa musique a évolué vers un style expressif plus direct et accessible. Mais, à l’inverse des compositeurs minimalistes prônant un retour à la « Nouvelle Simplicité », MacMillan n’a jamais totalement tourné le dos à ses aspirations modernistes. Éclectique, son œuvre est le résultat d’une fusion stylistique où une onctuosité tonale ou modale se fond dans le creuset d’une atonalité acerbe irisée par de complexes écheveaux rythmiques et un recours sans excès aux techniques modernes de production sonore. Sans négliger pour autant les traits mélodiques, elle n’est jamais naïvement béate ni d’un sentimentalisme exacerbé.

Cette figure incontournable de la scène musicale contemporaine nous a fait l’honneur d’une rencontre, placée sous le signe de l’humilité et d’une courtoisie très « british ». 

Vous revendiquez l’étiquette de compositeur « moderniste » qui vous est accolée, avouant avoir été captivé très tôt par les mouvances avant-gardistes incarnées, notamment, par Boulez et Berio. Mais alors que ces « ultra-progressistes » peinent encore toujours à se faire une place dans le cœur du grand public, vous êtes l’un des compositeurs contemporains les plus appréciés des mélomanes. Comment expliquez-vous ce succès ?

En toute honnêteté, je ne me suis jamais posé la question. Je ne cherche pas à comprendre les raisons de cet engouement. Je préfère d’ailleurs ne pas trop y penser. J’essaie de ne pas m’attarder non plus à tenter d’augurer de l’accueil qui sera réservé aux œuvres sur lesquelles je travaille. Je pense que c’est une erreur de chercher à anticiper les réactions du public. J’écris ce qui me passe par la tête, tout simplement, sans me préoccuper du qu’en-dira-t-on ; et si mes compositions trouvent un écho auprès du public, tant mieux. Il y aura toujours bien « un » public… Mais il est vrai qu’une certaine expérience de la musique contemporaine se vit dans des ghettos ; certains compositeurs modernistes écrivent uniquement pour eux-mêmes ou pour un cénacle d’initiés qui partagent leur vision artistique. En agissant de la sorte, on finit par s’exiler sur des îles de non-communication. C’est un réel accomplissement lorsque la musique enjambe les ghettos, quand elle parvient à s’en échapper pour atteindre un public qui ne se réduit pas à une poignée de disciples. 

J’apprécie que ma musique ne soit pas confinée à un cercle restreint à quelques zélateurs. Heureusement, ma musique est loin d’être la seule à sortir des ghettos. Durant les dernières décennies, on n’a pas arrêté d’entendre dire que peu de gens s’intéressaient à la musique contemporaine. Les tendances récentes font mentir cette affirmation. Il y a bel et bien un public enthousiaste et curieux, qui témoigne d’une certaine appétence envers la création musicale contemporaine et tend l’oreille aux compositeurs de notre époque. C’est principalement le cas sur le terrain de la musique chorale, qui connaît depuis quelque temps déjà un regain d’intérêt absolument remarquable. Lorsque j’étais jeune compositeur, il y a trente ou quarante ans, j’étais loin d’imaginer que les ensembles vocaux allaient connaître un tel regain d’intérêt au Royaume-Uni. La recrudescence de la musique chorale, notamment dans ma patrie, a beaucoup contribué à rapprocher le public des compositeurs contemporains. Cette réconciliation, on la doit à l’émergence de chœurs professionnels de très haut niveau, tels que The Sixteen, The Tallis Scholars, The King’s Singers ou The Hilliard Ensemble, mais aussi à une pléiade de jeune chorales de qualité qui bourgeonnent un peu partout, alimentées par des voix d’une grande fraîcheur au service d’une polyphonie cristalline. Ces ensembles n’abordent pas seulement la musique ancienne mais réservent également une place importante au répertoire contemporain. Ils passent régulièrement commande à des compositeurs contemporains. Le Hilliard, par exemple, explore tous les coins et recoins de l’œuvre d’Arvo Pärt. D’autres font connaître la musique de John Tavener. Les pages de Pärt ou Tavener se marient à merveille à la musique baroque et prébaroque que ces mêmes chœurs inscrivent par ailleurs à leurs programmes. Elles conviennent parfaitement aux timbres purs des chanteurs. Une évolution comparable peut être observée dans les pays d’Europe centrale et orientale, comme j’ai encore pu le constater récemment en Estonie. On peut dire, sans risque d’exagérer, que les compositeurs d’œuvres pour chœur ont libéré la musique contemporaine des ghettos.

La plupart de vos œuvres témoignent de votre attachement à la foi catholique. À ce titre, on peut notamment vous comparer à Messiaen dont quasiment toutes les partitions sont associées à la religion catholique. La théologie sur laquelle reposent vos œuvres diffère cependant fort de celle que véhicule la musique de l’auteur des Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus :  alors que Messiaen met essentiellement l’accent sur la Joie, l’Amour et la Résurrection, vous êtes plutôt enclin à dépeindre les épisodes sombres de la Bible (je pense, par exemple, à Seven Angels, mais aussi à votre triptyque pascal -Triduum, The World’s Ransoming et Vigil) ou qui ont émaillé l’histoire de la chrétienté (The Confession of Isobel Gowdin, The Exorcism of Rio Sumpùl). Est-ce la dimension « théâtrale » de ces thématiques qui vous attire ?

L’œuvre d’Olivier Messiaen s’abreuve effectivement à la source d’une spiritualité de nature fondamentalement extatique : ce qu’exprime le plus souvent Messiaen, c’est une vision paradisiaque. Il est rare qu’il nous donne à voir le versant ténébreux des Écritures ; et lorsqu’il se risque à lever un coin du voile dissimulant les abîmes, c’est pour nous rappeler aussitôt que le Salut nous est promis. J’ai fréquemment abordé ces débats théologiques avec John Tavener. Mon esthétique diffère de cette de Tavener et, de manière plus générale, de celle des tenants de l’esthétique du Holy Minimalism (Minimalisme Saint ou Mystique)qsww dont relève son œuvre. Le langage musical de Tavener se distingue tout autant -et peut-être davantage encore- de celui de Messiaen. Mais ce que Tavener et Messiaen ont en commun, c’est une sorte de vision iconique, transcendantale, de l’Au-Delà. Mon approche théologique est plus « terre-à-terre ». Elle attache une importance primordiale à l’incarnation du Christ, qui a partagé notre condition humaine. Or, qui dit incarnation dit non seulement joie, mais également souffrance. La Passion du Sauveur est un passage obligé vers sa Résurrection. Mes œuvres ne font pas l’impasse sur la souffrance qui s’exprime dans l’Évangile. Je pense qu’un artiste chrétien qui se confronte à la dimension « abyssale » de l’expérience humaine fait preuve de plus de réalisme, voire peut-être de plus d’authenticité, lorsque, au travers de son œuvre, il marche, à l’image du Christ, vers le Golgotha en portant sa croix. Voilà pourquoi j’ai déjà mis en musique des scènes évoquant la crucifixion à deux reprises : dans mon Stabat Mater et dans Les Sept Dernières Paroles du Christ en Croix (que le Vlaams Radiokoor interprètera le 12 mars 2020 sous la direction de H.K. Gruber). Ces épisodes sombres de la vie du Christ sont des stations essentielles sur mon chemin de croyant.

Considérez-vous qu’il est du devoir d’un compositeur de communiquer ses croyances ?

Non. Je ne suis pas un compositeur « prêcheur », dans le sens péjoratif du terme. Les artistes qui se croient ou se disent investis d’une « mission » ne s’attirent que la méfiance du public qui redoute alors que l’on veuille lui inculquer en quoi il vaut la peine de croire ou ne pas croire. C’est le plus naturellement du monde et sans aucune intention sous-jacente que j’insuffle mon vécu de chrétien dans mes œuvres. Il se trouve que ma foi catholique fait partie intégrante de moi-même ; je ne peux donc que la partager lorsque je crée. 

Outre le Miserere d’Allegri, vous dirigerez chez nous dans les prochains jours, deux œuvres dont vous êtes l’auteur : Seven Angels et votre propre Miserere. Ces deux partitions sont très différentes l’une de l’autre, la seconde étant manifestement plus « conservatrice » que la première…

Mon Miserere a été composé pour servir de complément à celui d’Allegri ; les deux œuvres présentent donc certaines ressemblances sur le plan stylistique. Seven Angels, qui recourt à des techniques vocales très diversifiées -Sprechstimme (voix parlées), chuchotements, sifflements, sons non-musicaux ou glissandi- « sonne » de manière résolument plus moderne. J’aime jongler avec les techniques vocales et instrumentales qui ont vu le jour au cours des dernières décennies. En ce sens, je suis résolument un compositeur de mon temps. Je me promène sans cesse entre plusieurs esthétiques, profondément épris de ce monde sonore moderne aux éclairages multiples qui s’étale sur ma palette. Et mon attachement à la tradition fait aussi partie de celle-ci. Ces différentes dimensions cohabitent dans ma musique et je me plais régulièrement à les faire interagir. 

Certains musicologues ou critiques ont insinué que, en composant Seven Angels, vous auriez cherché à boucler la trilogie biblique qu’Elgar n’est pas parvenu à achever ; après The Apostle et The Kingdom, il restait à l’auteur des Enigma Variations à conclure le cycle avec une œuvre sur le Jugement Dernier. Avez-vous réellement voulu prendre le relai d’Elgar ?

Non. Mais il se trouve que Seven Angels a été composé pour un chœur de Birmingham et fut créé au Town Hall de cette ville, où Elgar se produisit très régulièrement en tant que violoniste et que chef. En entendant retentir cette œuvre à cet endroit précis, d’aucuns n’ont pas manqué d’établir un parallélisme avec le triptyque inachevé d’Elgar et de faire habilement allusion au fait que, désormais, la boucle était bouclée. C’était d’autant plus tentant que, si Seven Angels n’a pas été conçu comme un hommage à Elgar -dont il ne cite, par exemple, aucun thèmes, certaines analogies existent avec ses œuvres vocales. 

L’empreinte de la musique populaire écossaise dans vos œuvres a souvent été mise en exergue. Se retrouve-t-elle également dans des pièces telles que Seven Angels ou votre Miserere ?

Durant toute mon enfance, j’ai été bercé au son des Scottish tunes et j’ai grandi entouré de cornemuses (les fameux pipe bands). Il était inévitable qu’ils s’immiscent dans mes œuvres. Entre autres choses, on retrouve incontestablement dans ma musique une ornementation inspirée des pipe bands. Bien que ni Seven Angels, ni mon Miserere ne renferment, à proprement dit, d’éléments issus du patrimoine écossais, les deux parties confiées aux sopranos dans le Miserere comportent des ornements qui proviennent en droite ligne de la musique folk écossaise ; et lorsque ces deux voix se répondent et s’entremêlent, créant une sorte d’hétérophonie de style canonique, on croirait presque entendre deux cornemuses en procession… 

Les concerts que vous vous apprêtez à diriger seront agrémentés de projections vidéo et d’un décor acoustique conçus par le photographe et sound designer Stef Van Alsenoy. Avez-vous travaillé en symbiose avec cet artiste ?   

Nous n’avons pas vraiment collaboré étroitement l’un avec l’autre, mais une certaine synchronisation a eu lieu. Stef Van Alsenoy a participé à l’une de nos répétitions avec le Vlaams Radiokoor il y a quelques jours pour se familiariser avec mes tempi. C’était nécessaire, dans la mesure où les images évolueront en temps réel, en synergie avec le tissu musical. L’expérience promet d’être très intéressante. Les images sont vouées à interagir avec les flux sonores, à s’y imbriquer, pour créer une sorte de spectacle total. Je trouve les vidéos très réussies ; ces séquences de nuages confèreront aux concerts une dimension quasi « atmosphérique ». Entre les trois œuvres, des haut-parleurs diffuseront également des nappes sonores pour meubler les périodes de silence et permettre aux musiciens d’effectuer les déplacements et les aménagements nécessaires tout en préservant un climat méditatif. Mais ce n’est pas moi qui ai réalisé ces paysages sonores. Je ne les ai même pas encore entendus. 

On connaît vos convictions religieuses, mais également vos prises de position politiques. En tant que compositeur et en tant qu’Écossais, quel regard vous portez sur la question du Brexit ?

Il y a quelques années, lors du premier référendum concernant l’indépendance de l’Écosse, j’ai pris ouvertement position contre le séparatisme. Aujourd’hui, je le regrette. Je me suis aperçu que, ce faisant, je n’ai fait qu’aviver les tensions. Pire, j’ai froissé mes proches et quelques-uns de mes amis les plus chers m’ont tourné le dos. J’ai retenu la leçon. Depuis lors, je me suis promis de m’abstenir de tout parti-pris par rapport au Brexit. 

Crédits photographiques : © Marc Marnie

Propos recueillis par Olivier Vrins

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