Thierry Escaich exalte fervemment le souffle de l’âme

par

Thierry Escaich (1965) : Trois Motets pour 12 voix mixtes et orgue ; Évocation IV pour orgue seul ; Messe Romane pour deux chœurs et orgue. Thomas Ospital (°1990) : Improvisations. Thierry Escaich et Thomas Ospital, orgue ; Chœur de chambre Dulci Jubilo, direction Christophe Gilbert. 2023. Notice en français. 58’ 30’’. Anima Nostra AN0007.

Christophe Gilbert, directeur artistique du Chœur de chambre Dulci Jubilo, qu’il a fondé en 2013 et qui est basé à Montauban, et Thomas Ospital, titulaire du grand orgue de Saint-Eustache à Paris, sont d’actifs participants à cet album intitulé « Le souffle de l’âme », qui propose des compositions à caractère sacré de Thierry Escaich. Ce compositeur, originaire de Nogent-sur-Marne, dont la discographie est déjà riche dans plusieurs domaines, est titulaire, depuis près de trente ans, de l’orgue parisien de l’église Saint-Etienne-du-Mont, que Joris-Karl Huysmans a si joliment évoquée dans son ouvrage En Route (1895). Dans une note de présentation qu’ils signent conjointement, Gilbert et Ospital s’attardent à cette notion de « souffle de l’âme ». Nous n’en retiendrons ici qu’un seul passage, qui plante le décor : […] c’est un chemin de musique marqué par la générosité abrasive du discours, le rapport charnel au son. L’harmonie des sons dans l’œuvre de Thierry Escaich, mise en résonance avec le chant grégorien, véritable genèse inspiratrice du compositeur, produit chaleur et densité du discours.  

Le programme s’ouvre sur les Trois Motets pour 12 voix mixtes et orgue (1998), basés sur des strophes du poète, essayiste et traducteur français Alain Suied (1951-2008), tirées du recueil Le pays perdu (Arfuyen, 1997). Il s’agit d’une poésie philosophique qui s’interroge sur notre place dans l’univers, écrivait Françoise Han dans la revue Europe, en janvier 1998. La même année, Thierry Escaich met en musique trois textes de Suied, qui reflètent à la fois le cheminement et la quête de l’être humain, depuis l’état de nourrisson (« Le monde vient de naître si tu lui tends les bras ») jusqu’au masque de la mort qui « un jour nous désignera », et, au-delà, nous « élève au-dessus de nous dans l’espérance ». De superbes vers libres que le compositeur magnifie avec une alternance d’antiennes grégoriennes, en trois motets contrastés : le premier, Eaux natales, se développe de façon mystérieuse et éthérée, avant que la mort au visage sans nom n’éclate en grandes envolées dans le deuxième, Le Masque, que la présentation de Claire Delamarche désigne avec raison comme une supplique véhémente qui s’enchevêtre avec le Psaume 130. Le troisième motet, Vers l’Espérance, oublie l’orgueil pour chercher la lumière. Le chœur, discours clair et diction impeccable, exalte les mots que l’orgue transcende dans leur vaste profondeur. 

Un espace de respiration grégorienne du XIIIe siècle, l’hymne Verbum supernum prodiens de Thomas d’Aquin, vient s’insérer juste après, avec dépouillement ; Nicolas de Grigny (1672-1703) en avait repris la mélodie dans son Premier Livre d’orgue. Escaich en prolonge la substance dans son Evocation IV, résultat d’une commande pour célébrer le huitième centenaire de la première pierre de la cathédrale de Reims en 2011. Thierry Escaich se charge lui-même avec brio de son effervescence, très contrastée, avec des effets fulgurants et des rythmes entre inspiration extra-européenne et effets évocateurs de jazz.

La Messe romane, dont c’est le premier enregistrement mondial, fait appel aux 24 chanteurs du Dulce Jubilo. Cette commande pour le 39e congrès de la Fédération Internationale des Pueri Cantores a été créée à Notre-Dame de Paris en juillet 2014. Kyrie, Gloria, Sanctus et Agnus Dei se nourrissent de tonalités grégoriennes tout en offrant aux voix un éventail de couleurs kaléidoscopiques du plus bel effet. Entre le Gloria et le Sanctus, l’Offertoire est un séduisant moment d’improvisation à l’orgue dont se charge Thomas Ospital (°1990), qui a travaillé avec Thierry Escaich au cours de ses études. Le même se glisse dans des versets improvisés, à la manière baroque, au sein du Magnificat qui clôture le programme. Le souffle de l’âme évoqué plus avant prend ici une dimension d’exaltation, à la manière d’un cantique d’action de grâces, à forte composante émotionnelle. 

Cet album fervent, qui relie une écriture contemporaine très accessible à des évocations grégoriennes, comporte sa part d’immatérialité, mais est aussi traversé par un discours à la haute densité spirituelle. Christophe Gilbert et Thomas Ospital ont raison d’insister dans leur présentation sur le fait que l’affect est au centre et qu’en fin de compte, ces œuvres nous réconfortent, nous bousculent, nous dérangent, nous émeuvent. L’enregistrement a eu lieu à l’église Saint-Eustache de Paris, durant les nuits du 17 au 20 avril 2023. Lors de ces cessions, les interprètes se sont révélés en état de grâce. En nos temps troublés, il est judicieux qu’un tel acte de foi dans un univers où il est essentiel que l’âme, principe de vie, tienne encore une place fondamentale, fasse l’objet d’une interpellation musicale qui nous place face à nous-mêmes. On notera que, séduits par les Trois Motets, le réalisateur Elliot Storey et la chorégraphe-danseuse Flora Schipper en ont tiré une création cinématographique de trois quarts d’heure, à laquelle la copieuse notice fait écho, images à l’appui. 

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.