Les œuvres d’inspiration littéraire et poétique de Dimitri  Chostakovitch

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Nouvel article tiré du dossier Chostakovitch publié en 2007 :  œuvres d’inspiration littéraire et poétique de Dimitri  Chostakovitch.  Un texte rédigé par Frans C.Lemaire.

"Les paroles ne sont pas mon fort mais en musique je ne mens jamais", cette sentence attribuée à Chostakovitch oppose sa musique au fatras des déclarations qui devaient, sous le régime soviétique, justifier le sens de ses œuvres. Généralement énigmatiques lorsqu’il les formulait lui-même, ces commentaires étaient, au contraire, idéologiquement explicites lorsqu’on les rédigeait à sa place. Comme il ne pouvait les contredire ouvertement, ils lui étaient aisément attribués. C’est le cas notamment de la description de la 5e Symphonie (1937) comme "réponse constructive aux justes critiques du Parti" ou de la dédicace du 8e Quatuor (1960) "aux victimes de la guerre et du fascisme". 

Qu’en est-il alors des musiques qui accompagnent des textes dont le sens, couvert par la notoriété de leurs auteurs, semble évident ? Leur choix par le compositeur, les titres qu’il leur attribue parfois, révèlent des intentions qui ne sont pas seulement littéraires ou musicales mais qui jettent un éclairage révélateur sur son attitude vis-à-vis des contraintes du régime. 

Le bilan des œuvres d’inspiration littéraire de Chostakovitch se présente comme suit :

- Trois opéras: Le Nez d’après Gogol (1930), La Lady Macbeth du district de Mzensk d’après Leskov (1934), Les Joueurs d’après Gogol (inachevé, 1942) et l’opérette Moscou Tchériomouchki (1959)

- Musiques de scène: Hamlet (1932) et King Lear (1940) de Shakespeare

- Autres avec parties vocales : La Punaise de Maïakovski (1929), La Comédie humaine d’après Balzac (1934) 

- Musiques de film : Hamlet (1964) et King Lear (1970) de Shakespeare

- Cantates : Le Chant des forêts, texte de E.Dolmatovski (1949) et L’Exécution de Stepan Razin, texte d’E.Evtouchenko (1964). Une Symphonie-Cantate,  la 13e Symphonie "Babi Yar", texte d’E.Evtouchenko (1962). La petite cantate satirique Rayok sur la lutte contre le formalisme (1948/1957) est restée cachée jusque 1989.

- Œuvres chorales : Peu nombreuses, elles sont essentiellement politiques : deux cantates, Dix  poèmes révolutionnaires pour chœur mixte (1951), Fidélité, huit ballades patriotiques, texte d’E.Dolmatovski, pour chœur d’hommes (1970).

- Mélodies : Les pièces purement vocales que les Russes appellent communément Romances, sont au nombre d’une centaine, groupées pour la plupart en une quinzaine de cycles de 4 à 11 mélodies. Les dates de composition sont très inégalement réparties dans le temps : 18 mélodies pour la période 1922-1947, 82 pour la période 1948-1975. La plupart existent également en version orchestrale.

Les mélodies comme réceptacles de protestations

La condamnation de 1948 conduisit Chostakovitch à partager désormais son attitude et ses partitions entre une soumission apparente et la poursuite d’une œuvre personnelle gardée provisoirement cachée dans l’attente de temps meilleurs. Entamé durant l’été, le premier cycle de cette période, De la poésie populaire juive, op.79, en est le meilleur exemple puisqu’il fut écrit au moment même où commençait une persécution meurtrière des artistes et intellectuels juifs aboutissant en 1949 à l’interdiction de toute expression culturelle en yiddish (presse, édition, théâtre). Traduites du yiddish, ces Mélodies attendront sept années avant d’être exécutées en public.

À partir de 1960, la dimension protestataire s’affirme nettement avec le cycle Satires, op.109 sur des textes de Sacha Tchorny dont la troisième Mélodie, Les descendants ou La progéniture, ironise sur le bel avenir que va connaître chaque génération suivante mais qui ne se réalise jamais. Pour éviter l’intervention de la censure, ces Romances furent sous-titrées Images du passé…

En 1962, Chostakovitch mit en musique le poème Babi Yar d’Evgueni Evtouchenko qui critiquait ouvertement l’attitude antisémite du régime. Malgré l’opposition de celui-ci, la création de cette 13e Symphonie eut lieu à la date prévue, le 18 décembre 1962. Les choix de textes protestataires vont s’intensifier ensuite. On en compte quelque vingt-cinq sur l’ensemble des Mélodies, la première remontant en réalité à 1936. Après la condamnation de son opéra Lady Macbeth du district de Mzensk, il reste presque une année sans écrire, ne reprenant la plume qu’en décembre dans l’intention d’écrire un cycle de 12 Mélodies en vue de la commémoration en 1937 du centenaire de la mort de Pouchkine. Réalisant sans doute qu’il n’avait aucune chance d’être exécuté dans un cadre aussi officiel -la 5e Symphonie qui le réhabilitera ne viendra qu’un an plus tard- il s’arrête après la quatrième Mélodie. Ce premier cycle de Quatre Romances sur des poèmes de Pouchkine, op.46 restera longtemps ignoré. Publié seulement en 1960, il ne sera enregistré qu’après la mort du compositeur. Deux des Mélodies reflètent clairement les sentiments de l’artiste. La première intitulée Renaissance conte qu’un pinceau barbare (la censure ?) a noirci la toile d’un peintre de génie de ses traits arbitraires mais "le temps passe, la mauvaise peinture s’écaille et l’œuvre réapparaît dans sa beauté originale. De la même façon, les déceptions vont disparaître de mon âme blessée, laissant la place aux visions des jours purs d’autrefois". Le troisième poème est également éloquent : "Je vois de sombres nuages s’accumuler en silence… Une fois encore le destin envieux me menace de ses maux. Vais-je défier ma destinée ou me soumettre? ". Ici aussi le souvenir des aspirations d’une fière jeunesse vont lui rendre courage. 

Nous avons donc ici un précédent significatif, mais resté ignoré durant un demi-siècle, des réactions de protestation qui se développeront après la seconde condamnation de 1948 avec, en particulier, la Cantate satirique Rayok et les cycles mélodiques composés entre 1960 (Satires, op.109) et 1974 (Suite sur des vers de Michel-Ange, op.145) dans lesquels les textes choisis servent d’allégories de la propre situation de Chostakovitch en évoquant à travers Marina Tsvetaïeva et Pouchkine, Küchelbecker ou Michel-Ange, les conflits de l’artiste avec le pouvoir ou chez Apollinaire, Rilke ou Michel-Ange, la thématique de la mort, sujet peu apprécié par le régime en dehors des sacrifices héroïques servant sa gloire.

Les Mélodies de Chostakovitch se trouvant également traitées dans le cadre des récitals organisés par La Monnaie et Bozar, nous nous limiterons ici à la relation singulière de Chostakovitch avec deux géants de la culture occidentale, Shakespeare et Michel-Ange.

De Shakespeare à Michel-Ange 

William Shakespeare (1564-1616) a toujours occupé une place majeure dans la culture russe, même au sein de la période soviétique. Le ballet Roméo et Juliette composé par Prokofiev peu avant son retour en URSS ne devint cependant célèbre qu’après avoir traversé de nombreuses embûches, notamment à cause de sa fin jugée trop dramatique. Refusé par le Kirov, puis rejeté par le Bolchoï, il fut créé en décembre 1938 à Brno, une ville provinciale de Tchécoslovaquie, puis finalement au Kirov en janvier 1940. 

Légèrement antérieures, les premières relations de Chostakovitch avec Shakespeare paraissent en comparaison fort peu conventionnelles. Le metteur en scène Nikolaï Akimov du théâtre Vakhtangov de Moscou avait demandé à Chostakovitch une musique de scène pour une nouvelle production de Hamlet qui fut créée le 19 mai 1932. Or c’était la fin d’une époque où avant-gardisme et rejet de la culture bourgeoise occidentale allant de pair, toutes les traditions théâtrales se trouvaient bouleversées. Rendus particulièrement grotesques et déplaisants, Hamlet et Ophélie devenaient des personnages de comédie satirique, accompagnés d’une musique bruyante et exubérante de comédie musicale, genre que Chostakovitch venait de pratiquer dans son opus précédent (Tué sous condition, op.31). Débordant d’activité, Chostakovitch est plongé au même moment dans un opéra, Lady Macbeth du district de Mzensk, d’après une nouvelle de Nicolas Leskov qui métamorphose l’héroïne shakespearienne bien connue. Cette démocratisation rurale des sujets royaux, également pratiquée par Tourgeniev avec son Hamlet du district de Chtigry, anticipait en quelque sorte l’idéologie socialiste et Chostakovitch pouvait croire de bonne foi que ce "Shakespeare pour le peuple" serait bien accueilli, comme l’avait été, malgré les controverses, l’Hamlet d’Akimov. Ce fut effectivement le cas durant deux ans avec un total de 177 représentations de Lady Macbeth sur trois scènes russes, jusqu’au jour où Staline, ayant assisté au spectacle au Bolchoï, le condamna sans appel. 

En 1940, Chostakovitch fut invité par Grigori Kozintsev à écrire la musique de scène d’une nouvelle production du Roi Lear, respectueuse cette fois, pour le théâtre Gorki de Leningrad. En 1954, c’est le tour d’Hamlet mais Kozintsev préfère réutiliser de larges fragments de la musique du Roi Lear complétés par deux pièces nouvelles (Gigue-Presto et Finale-Moderato). Également cinéaste, Kozintsev fera encore appel à Chostakovitch pour ses films Hamlet (1964) et King Lear (1970) qui s’inscrivent dans la tradition du grand cinéma soviétique. Les deux musiques totalisent une centaine de pièces mais les Suites qui en ont été tirées ne retiennent généralement qu’une dizaine de morceaux. Le nouvel Hamlet utilise une traduction de Pasternak et n’a plus rien de commun avec l’interprétation iconoclaste de 1932, l’Union soviétique voulant s’associer en 1964 aux commémorations du quatrième centenaire de la naissance de Shakespeare comme elle le fera dix ans plus tard pour Michel-Ange. 

Staline trouvait le théâtre de Shakespeare, et Hamlet tout particulièrement, inutilement compliqué et tourmenté. Grand admirateur de Shakespeare, au contraire, Meyerhold ne parvint jamais à monter Hamlet qu’il avait, par ailleurs, suggéré comme sujet d’opéra au jeune Chostakovitch.

Quand le Théâtre d’Art de Moscou de Stanislavski, qui avait représenté Hamlet quatre-cents fois avant la Révolution, voulut le monter à nouveau, Staline fit savoir qu’un tel spectacle était sans intérêt et les répétitions furent aussitôt interrompues. 

L’appellation de Symphonie Hamlet donnée en 1937 à la 5e Symphonie de Chostakovitch par un critique imaginatif était, dans un tel contexte, passablement ambiguë.
Elle semblait interpréter le commentaire du compositeur disant que le sujet de sa Symphonie était l’accomplissement de la personnalité, c’est-à-dire être ou ne pas être… sous Staline. Mais elle pouvait aussi suggérer qu’elle était le monologue d’une personnalité indécise face à une tâche qui la dépasse. Le débat n’est pas clos puisque les musicologues continuent à se disputer sur le sens de cette Symphonie et sur la personnalité de son auteur. Fut-il l’innocent, le yurodivye décrit par Solomon Volkov ? C’est le rôle, en tout cas, du fou dans Le Roi Lear pour lequel Chostakovitch écrit la musique de dix chansons qui tournent le monde et le roi en dérision, mais la production de Kozintsev, créée le 24 mars 1941, fut rapidement oubliée dans la tourmente de la guerre. L’interprétation du rôle de Lear avait fait la gloire de Solomon Mikhoels, le directeur du Théâtre d’État Juif de Moscou qui avait été créé en 1921. Devenu la personnalité la plus en vue de la communauté juive, Mikhoels fut assassiné en janvier 1948 sur l’ordre de Staline et ce drame affecta beaucoup Chostakovitch qui était très lié à Moissei et Natalia Weinberg, le gendre et la fille de Mikhoels. C’est à ce moment qu’il écrit le cycle De la poésie populaire juive.

Évacué de Leningrad à Kouibichev, Chostakovitch compose, peu après avoir achevé la 7e Symphonie "Leningrad", Six Romances sur des vers de poètes britanniques, la cinquième étant le Sonnet 66 de Shakespeare. Or c’est un texte extraordinairement pessimiste, même dans la traduction de Pasternak qui en atténue sensiblement l’âpreté suicidaire et, en particulier, l’accusation trop explicite "L’art est bâillonné par le pouvoir…"

En dehors d’une audition à Moscou en 1943, l’œuvre fut vite oubliée et le cycle ne sera publié en Russie qu’après la mort de Chostakovitch, bien que celui-ci en ait effectué une version pour orchestre de chambre en 1971.

Chostakovitch reviendra cependant encore à Hamlet, mais plus encore à Ophélie, à travers deux poètes russes : Alexandre Blok (La chanson d’Ophélie, n°1 des Sept Romances sur des poèmes d’Alexandre Blok, op.127) et Marina Tsvetaïeva (Dialogue d’Hamlet avec sa conscience, n° 3 des Six mélodies sur des poèmes de Marina Tsvetaïeva, op.143). 

Deux grands cycles de onze mélodies avec orchestre marquent les dernières années de Chostakovitch : la 14e Symphonie, op.135 (1969) et la Suite sur des vers de Michelangelo-Buonarroti, op.145 (1974 qui sont en quelque sorte des amplifications poétiques et musicales des désenchantements qu’énumérait le Sonnet 66 de Shakespeare. Mais la mort n’est plus, comme chez celui-ci, la libération souhaitée ; elle est proche, "immense" (Rilke dans la 14e Symphonie), inévitable. Cependant, sa victoire n’est plus complète ; l’art permet d’arracher au destin une part de l’immortalité qui est refusée à l’homme. Ainsi, en intitulant Immortalité la dernière mélodie de la Suite Michel-Ange, Chostakovitch clame sa foi en la survie dans le cœur de ceux qui l’aiment et qui continueront à l’aimer chaque fois qu’ils le retrouveront dans l’exécution d’une de ses œuvres.

Frans C. Lemaire

Crédits photographiques : Deutsche Fotothek‎

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