A Genève, une Jenůfa à demi réussie  

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Depuis mars 2001, lorsque les représentations avaient été dirigées par Jiří Kout , la Jenůfa de Leoš Janáček n’avait pas reparu à l’affiche du Grand-Théâtre de Genève. Vingt-et-un ans plus tard, une nouvelle production en est confiée à la Berlinoise Tatjana Gürbaca qui vient de mettre en scène La Petite Renarde rusée à Brême et Katja Kabanova à la Deutsche Oper am Rhein de Düsseldorf. A Genève, elle joue la carte de la simplicité en demandant au scénographe Henrik Ahr un décor unique pour les trois actes consistant en une structure de bois vernissée qui, observée de loin, donne l’impression d’être la maisonnette isolée de tout voisinage où les passions s’exacerbent. Un gigantesque escalier montant jusqu’aux cintres occupe le plateau. Mais le large espace qui sépare chaque marche oblige toute personne qui veut l’escalader à s’y jucher avec un stoïque courage.

En ce monde clos où chacun vaque à ses obligations sans se préoccuper de sa tenue dont la costumière Silke Willrett mêle communément les couleurs ternes, l’omniprésence de la vieille Buryja, personnage d’habitude sacrifié, révèle d’emblée qu’elle est la propriétaire du moulin et que c’est elle qui tient les cordons de la bourse. Si elle n’a aucun égard ni pour Kostelnicka, sa belle-fille, ni aucune tendresse pour Jenůfa, issue d’un premier mariage de l’un de ses fils mort à la guerre, elle n’a d’yeux que pour ses petits-fils, Laca Klemen et Steva Buryja, son préféré. Jenůfa a fauté avec lui et tente de cacher le fait qu’elle est enceinte. Et la mise en scène insiste sur cette culpabilité d’où découle implacablement l’enchaînement sordide des faits, la lâcheté de Steva, incapable d’assumer sa paternité et préférant épouser Karolka, la fille du maire, l’acceptation de Laca de s’unir à une Jenůfa dont il a mutilé le visage, l’horrible geste de la Kostelnicka qui a noyé le nouveau-né. Faut-il en arriver au dernier acte pour voir rutiler, sous les lumières de Stefan Bolliger, les costumes de fête que revêtent tant le futur marié que les habitants de ce village de Moravie, tandis que la future épouse et sa belle-mère conservent le noir, pressentiment du sinistre dénouement. Et la pauvre Jenůfa

bercera le cadavre dénudé de son enfant extirpé de l’étang glacé, tout en pardonnant à Kostelnicka qui, confrontée à une situation inextricable, a cru bien faire. 

Dans la fosse du Grand-Théâtre œuvre le chef Tomáš Hanus, natif de Brno qui, dans un entretien avec Clara Pons, déclare : « Je pense que Leoš Janáček a écouté les gens dans les rues, lorsqu’il était en balade, alors qu’il était dans la nature… Il entendit alors comment les gens transfèrent leurs émotions et sentiments en mots… Vous n’avez jamais l’impression que le compositeur utilise une technique de composition… C’est comme si la musique sortait directement de la vie des gens, de leur chair, leurs corps et leurs âmes ». Et cela s’entend immédiatement dans sa direction du Chœur du Grand-Théâtre de Genève et de l’Orchestre de la Suisse Romande qui n’ont jamais paru aussi vrais dans la restitution d’une partition extrêmement délicate et d’une langue d’abord difficile.

Malheureusement, le plateau vocal est inégal, à commencer par les deux ténors Daniel Brenna et Ladislav Elgr incarnant les demi-frères Laca Klemen et Steva Buryja, qui, hélas, se sentent obligés de hurler leurs aigus. A la malheureuse Jenůfa, la soprano américaine Corinne Winters prête un grain sombre qui accentue sa maturité au détriment de sa jeunesse. Mais son incarnation, figée dans une sobriété retenue, la rend bouleversante. Pour qui a vu en scène une Silja, une Rysanek sur la scène du Met, la Kostelnicka d’Evelyn Herlitzius ne met l’accent  que sur la sordide manipulatrice qui pousse ses aigus jusqu’à l’extrême, tout en reléguant à l’arrière-plan la démence qui s’empare d’elle après le meurtre du nouveau-né. Par son omniprésence, la vieille Buryja de Carole Wilson donne une réelle consistance théâtrale à chacune de ses interventions, ce que l’on dira aussi du Contremaître du baryton Michael Kraus. Remplaçant Eugénie Joneau malade, Séraphine Cotrez confère à Karolka, la future épouse de Steva, une grandeur compatissante que l’on ne voit jamais dans ce petit rôle. Michael Mofidian et Céline Kot personnifient dignement le maire du village et sa femme. 

D’emblée, il faut relever que ce spectacle inaugure un cycle Leoš Janáček développé en plusieurs saisons qui présentera l’an prochain une Katja Kabanova dans la production de Tatjana Gürbaca avec Corinne Winters dans le rôle-titre.

Genève, Grand-Théâtre, le 3 mai 2022

Paul-André Demierre

Crédits photographiques : Carole Parodi

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