Belgian Music Days : un peu de tout, et pas mal de musique d’aujourd’hui

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Dédié aux musiques belges (écrites, avec une prédilection pour les compositeurs vivants - mais pas que, puisque le pays est né en 1830 -, et pour la musique contemporaine -mais pas que, puisque électroacoustique et jazz, enseignés eux aussi en conservatoire, y ont leur place), tri-lingue/régional/communautaire (comme le pays, compliqué mais savoureux, qu’il salue), le festival en est à sa troisième édition, bisannuelle. Après Louvain et Mons, c’est à l’est que les Belgian Music Days -le Forum des Compositeurs a récolté plus de 80 propositions de pièces pour cette édition- prennent leurs quartiers, au Alter Schlachthof d’Eupen, imposant ensemble de briques rouges, fidèle au style industriel prussien, dont le destin bascule au début des années 1990, alors qu’il délaisse ses fonctions d’abattoir à viande pour celles de diffuseur de culture -après une conséquente rénovation. Je n’ai pas pu tout voir du programme fourni étalé sur trois jours, frais mais au soleil printanier, scrupuleusement organisé dans un lieu propice aux rencontres et au bar rassembleur : ma sélection est donc contrainte et restreinte -pour une parfaite exhaustivité, notez la date dans votre agenda pour 2024, à Bruxelles.

Sous l’intitulé Musiques et recherches, référence à l’association dédiée à la musique acousmatique initiée par Annette Vande Gorne, le premier rendez-vous fait place à quatre compositions fixées sur support, que le concert spatialise sur un dispositif d’enceintes multiples, dont la diversité des caractéristiques sonores figure l’orchestre. Pour L'invention du Quotidien: #1 Mouvements Ordinaires, c’est Vande Gorne qui dirige l’œuvre (en l’occurrence, qui a les mains sur les potentiomètres de la table de mixage) : Joost Van Kerkhoven est son élève (comme les autres intervenants de ce concert), qui approfondit actuellement les liens entre pensée algorithmique et musique et propose, avec ce morceau joué pour la première fois, des sons trouvés (bruits de pas, expirations, commentaires -sportifs ?-, pales de ventilateur -d’hélicoptère ?-, rires d’enfants, cloches d’église…), naturels, machiniques, du quotidien (outre le titre, directement emprunté aux livres du philosophe français Michel de Certeau, le compositeur s’inspire de la façon dont Anne Teresa De Keersmaeker intègre des gestes banals dans ses chorégraphies), retravaillés et liés à des sons de synthèse. Vande Gorne continue sur sa lancée (comme une danse des mains et du corps devant la table, son plaisir enthousiaste est communicatif) avec In Nomine, cette pièce de Léo Kupper (élève d’Henri Pousseur, pionnier de musique électronique et fondateur du Studio de Recherches et de Structurations Electroniques Auditives), qui, lorsqu’elle la découvre, jouée au Château Malou de Woluwe-Saint-Lambert dans les années 1970, sur une coupole de haut-parleurs dirigés par une sorte de clavier, l’impressionne tant qu’elle décide de se consacrer désormais à l’acousmatique : une musique mystérieuse, majestueuse, teintée du psychédélisme ambiant d’alors. C’est autour de citations de Moriturus d’Henri Michaux, qu’Ingrid Drese cerne Pérégrinations d’une petite sphère happée par le temps, composition réalisée en 2020 et jouée pour la première fois aux Belgian Music Days : un cheminement qui semble hésiter, chancelle, avance, s’égare, revient, persévère, évoque latéralement le vent de sinusoïde qui s’essouffle dans One Of These Days ; une musique qui ondoie et nous fait curieusement apprécier de n’aller nulle part. J’accroche moins aux Paysages (habités) de Marie-Jeanne Wyckmans, assemblage peu musicalisé de sons glanés dans des décors naturels (marins, forestiers, animaliers), complété de bruits (train, vaisselle) et de gazouillis enfantins, qui m’évoquent plus la bande sonore d’un documentaire qu’une pièce composée (l’influence de son métier de bruiteuse au cinéma ?).

Le deuxième concert, étiqueté Fédération Belge de Musique Electroacoustique et Componisten Archipel Vlaanderen, poursuit l’exploration électroacoustique avec une première pièce, mixte -à la partie enregistrée s’ajoutent voix, flûte et bendir (un tambour sur cadre d’Afrique du Nord)- de Stéphanie Laforce : la poésie brute et intuitive d’If Taxus (arbre funéraire dans le monde celtique, cette plante toxique de la famille des ifs fait le lien entre morts et vivants) est rafraîchissante. Artiste multimédia et installatrice, Laforce présente également, dans le couloir menant aux salles, une interface sonore interactive, Parlophone, qui fait entendre, lorsqu’on enfonce la sonnette d’un… parlophone, étiqueté aux noms d’une douzaine de ses collègues en musique électroacoustique, une courte pièce (30 secondes), choisie aléatoirement parmi trois proposées par le compositeur dans l’intimité duquel on s’immisce un temps, comme une fenêtre audio ouverte sur son appartement. La Kosovare Donika Rudi s’inspire d’un graphique des températures sur Terre, évolution à la hausse conséquence de la suractivité humaine, pour évoquer la plainte de la planète (Lament of the earth) : les sonorités, organiques et denses, d’abord calmes et harmonieuses, évoluent, avancent, progressent, se distordent avec l’inéluctabilité de l’effondrement qui nous guette -on a mal à la Terre, qui geint et que nous écoutons peu. C’est un de ses premiers collages, réalisé en 1975 (et bien sûr analogique) : le monde sonore d’Ipermerij nous ramène en arrière -et un frisson de nostalgie m’assaille (comme avec In Nomine un peu plus tôt)-, où l’on découvre l’habilité pionnière de Raoul De Smet (outre composer, il écrit à propos de musique et apprécie le chocolat au point d’y consacrer un festival) à entrelacer les couches de sons, ici spatialisées par Edward Dekeyser. Autre Belge d’adoption, on connaît Bruno Letort comme directeur de festival (Ars Musica, Présences), homme de radio (France Musique), patron de label (ceux de Radio France et, aujourd’hui, Soond), orchestrateur (la moitié du dernier album de Stromae), au point d’oublier son travail de compositeur : les Desert Songs sont neuf courtes pièces, commandées (parmi d’autres œuvres d’une quarantaine de musiciens) pour le quartier historique d’Atturaif, à Diriyah en Arabie Saoudite, site classé patrimoine mondial de l’Unesco, et destinées à être diffusées en plein air, le temps que les travaux de conservation, restauration, rénovation et de développement du site achèvent sa pleine réhabilitation -étrangement (et avec un certain délice), l’atmosphère de ces chansons du désert (et leurs textures) me ramène aux collages de bandes magnétiques de Brian Eno et David Byrne sur le séminal My Life in the Bush of Ghosts. Avec Coro: Versa Est In Luctum, George De Decker signe une pièce profondément émouvante pour trois voix de femme et huit haut-parleurs : au départ du Coro de Luciano Berio, De Decker peint (il est aussi plasticien que musicien) une série de 31 tableaux pour l’exposition desquels il crée ensuite cette musique de sirènes aériennes aux ailes dorées et humides de plus de vingt minutes.

Pause, bar puis jazz avec le Peter Hertmans Quartet : prestation virtuose du leader guitariste, et expressive de sa bassiste (pourtant remplaçante au pied levé) -ce n’est pas dans le sujet (la musique contemporaine), mais ça détend. Samedi pour moi se passe ailleurs et je ne peux donc rien vous dire des Trio Erämaa, Het Collectief, Arsys Saxophonquartett et autres MP4. Ma journée du dimanche commence à la St. Nikolaus Kirche (ce n’est pas dans mes habitudes), imposant édifice religieux construit au centre d’Eupen au début du 18e pour répondre à la demande des prospères drapiers de la ville, avec le concert d’orgue de Michael Schneider, un enfant du pays dont l’activité se concentre maintenant dans le nord du Grand-Duché de Luxembourg. L’instrument sur lequel Schneider présente six pièces de compositeurs belges, du 19e au 21e siècle, est signé par le facteur d’orgue liégeois Guillaume Robustelly, qui le conçoit et le construit début des années 1760. La Sonate n°1 « Pontificale » de Jacques-Nicolas Lemmens, fondateur de l’école de musique d’église à Malines, démarre avec douceur, avant de s’engager dans une tonalité plus joyeuse, puis résolument active, suivie de la chantante Pâques fleuries, d’Alphonse Mailly, successeur de Lemmens au Conservatoire Royal de Bruxelles et de la majestueuse Toccata op.29 de Joseph Callaerts, autre élève du même Lemmens. Plus récent, l’Adagio de la « Suite modale » op.43, écrit par Flor Peeters en 1938, déroule une mélodie fine, mélancolique, plaintive, avant de céder la place à une composition de 2008, Fusion, aux couleurs modernes intrigantes : Paul Pankert y joue avec les silences, surprend et heurte l’attente dans une pièce qui se propulse, comme dans un entonnoir inversé, vers le haut, tout en haut et l’apaisement. Le concert se termine sur une note épique, avec la Sonate eroica op.94 du liégeois (et prolixe) Joseph Jongen.

Matrix promeut la musique contemporaine au travers de multiples activités : bibliothèque (partitions et enregistrements), projets pédagogiques, concerts, pour promouvoir une musique réputée difficile mais dont la diversité permet des applications pédagogiques inédites : ainsi cette partition pour un grand nombre d’instrumentistes, dont chacun n’a qu’une note à jouer, rend accessible une prestation pour un ensemble particulièrement hétérogène. Les partitions graphiques sont une autre source d’exploitation ludique, alors que des expérimentations débouchent sur l’utilisation d’objets détournés en instruments - comme ce grand coquillage retravaillé pour créer une embouchure propice à générer d’étonnantes sonorités. La présentation du New Music Centre louvaniste est l’occasion d’écouter deux versions de l’intéressante et toute nouvelle pièce de Gerhard Sporken, In-f-ention, pour trompette, cor, euphonium et trombone.

Le Trio 03 (piano, violoncelle, flûte), pétillant, lumineux et féminin dans ses habits de couleurs primaires, les pieds nus ou en chaussettes, offre une récréation disparate, axée sur les œuvres de (jeunes, enfin plus pas tous) compositeurs : l’onomatopéique The Monkey's pulsation de Max Charrue (il est aussi percussionniste), le prometteur Melopoia d’Adrien Tsilogiannis, le duo devenu un trio complexe aux atmosphères éclectiques (Paysages – études) V de Daan Janssens et le lumineux, à la fois fluide, désordonné et touffu, Glowing hearts of the deep white nympheas, écrit par Fabian Fiorini en hommage au cycle des Nymphéas de Claude Monet et qui explore la dualité répétition et transformation.

Les deux compositions au programme du concert du Nadar Ensemble et du Centre Henri Pousseur sont, à la fois et nonobstant des différences profondes, des œuvres qui marquent, des performances complètes et des musiques qui se voient (au moins) autant qu’elles s’entendent. Assister à la représentation d’une pièce de Stefan Prins est une expérience, effroyablement immersive, visuellement ardue, sonorement déconcertante -presque révoltante, tant les instruments et le traitement qu’il leur impose flirtent avec le rebutant -, et l’ensemble Nadar (dont Prins est co-directeur artistique), résolument multidisciplinaire, en est le porte-drapeau, qui combine musique, électronique et audiovisuel (ici joysticks de jeu vidéo, informatique, projections -sans parler des techniques étendues de jeu) : c’est dur, puissant, perturbant (l’image est dans un triple plan : les opérateurs des contrôleurs de jeu de dos à l’avant-scène, devant leurs ordinateurs portables, les musiciens à l’arrière-plan dans une « cage » sur le fronton de laquelle leur propre image -le plus souvent- est projetée, mais avec des décalages troublants), dérangeant à la hauteur de ce que le compositeur (qui est aussi ingénieur en physique) ressent à l’écriture de Generation Kill, la pensée enchevêtrée dans les guerres en Syrie ou en Lybie, les mouvements de libération du Printemps arabe, l’émergence envahissante des nouvelles technologies et de la surveillance qui en découle. Si la version de ce soir est allégée en termes de dispositif et d‘instrumentistes par rapport à sa création au Donaueschinger Musiktage de 2012, on n’en perd aucun électron, dans une salle où l’air s’est densifié comme avant l’orage. Le changement de plateau permet de retrouver ses esprits, avant une autre pièce forte (mais moins controversée) : dans Light Music (notons le double sens anglophone, d’une musique de lumière comme d’une musique légère -puisque sans instrument), le mouvement est au cœur du projet (entend-on des rythmes à partir des gestes ?) et, dans un élan plus proche de l’écriture pour une lutherie peut-être à venir que de la démonstration de technologie (même s’il y a du motion capture -on projette ce que la caméra capture du geste- et des détecteurs fixés aux poignets qui déclenchent des événements sonores), Thierry De Mey donne à voir les mouvements d’un percussionniste seul en scène (il se fie à son retour écran, dont la subdivision en damier lui indique où poser ses gestes), lui dans le noir, ses mains (à la fois réelles et rémanentes) coupant le rideau lumineux, dessinant dans l’espace et sculptant une lumière devenue sonore, dans un geste à la fois chorégraphique et producteur de son -passionnant.

D’une tout autre humeur, le Desguin Kwartet propose un intermède romantique reposant avant le concert de clôture, que je précède d’une montée dans la tour du Alter Schlachthof pour voir et entendre l’installation Guirlande I/O (« I/O » pour « Inside/Outside », « Input/Output », « In/Out ») : dix compositeurs y proposent des miniatures évoquant des espaces, réels et imaginaires.

Le quintette à vent Styx, sous la dénomination Tryptichon, joue un morceau de chacun des compositeurs du Kl-Ex Ensemble, association fondée par Wolfgang Delnui en 2018 pour promouvoir la musique nouvelle en zone rurale : sa pièce Remembering Islands, posée sur une partition graphique, s’appuie sur la projection d’une image en mouvement d’une main traçant des scraboutchas dans un carré, dont elle franchit peu à peu les limites et qu’elle finit par noircir de traits de fusain plus épais, chacun d‘eux participant à la création de la trame, sonore et visuelle -on devine la recherche de délicatesse dans le son mais le soufflé besogne à prendre de l’ampleur. Dans Garden of Earthly Delights, Paul Pankert (compositeur et violoniste) bâtit une conversation animée entre la flûte, le hautbois, le cor, le basson, la clarinette, autour d’un feu de bois qui ne crépite pas et sur la projection de détails et d’extraits plus ou moins animés du triptyque de Jérôme Bosch : cette fois, la musique convainc, le décor visuel moins. Christian Klinkenberg (il joue aussi du jazz et apprécie l’impro), avec l’aide de Nicole Erbe pour le film d’animation, utilise lui aussi une notation graphique, qui octroie un espace de liberté aux instrumentistes, mais The legionnaires erre, peine à trouver sa voie, se cherche un sens.

Festival itinérant et à géométrie variable, adaptable au lieu et à son public, les Belgian Music Days ouvrent les bras aux œuvres symphoniques comme aux pièces intimistes -l’option de cette année-, embrassent une diversité musicale et esthétique bienvenue, dans un méli-mélo de langues et de communautés culturelles au sein duquel il fait bon de s’immerger.

Eupen, Alter Schlachthof, du 11 au 13 mars 2022

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Nadar Ensemble © (Forum des Compositeurs)

 

 

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