Le piano seul de Mendelssohn par Ana-Marija Markovina :  une intégrale-laboratoire

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Felix Mendelssohn (1809-1847) : Œuvres complètes pour piano seul. Ana-Marija Markovina, piano. 2018-2021. Notice en allemand et en anglais. 820.50. Un coffret de 12 CD Hänssler Classic PH18043. 

La pianiste croate Ana-Marija Markovina (°1970), qui vit en Allemagne depuis ses deux ans, s’est formée à Darmstadt, à Weimar et à Berlin, avec des professeurs comme Vitaly Margulis, Anatol Ugorski ou Paul Badura-Skoda. Ce dernier, selon la notice, la considérait comme l’une des artistes les plus significatives de sa génération. Cette virtuose, qui est aussi pédagogue et écrivaine (elle est l’auteur d’un livre sur les bases psychologiques, philosophiques et neuropsychologiques du jeu de piano, paru en 2019), se tourne volontiers vers des aventures qui sortent de l’ordinaire. Son imposante discographie comprend notamment des pages de Berwald, Grieg, Nielsen ou Schumann, une transcription de Parsifal pour quatre mains signée Humperdinck, avec Cord Garben, l’intégrale des œuvres pour piano d’Anton Urspruch, Anton Bruckner ou Hugo Wolf, mais aussi un gros coffret, construit en une décennie, qui consiste en une intégrale en vingt-six CD de l’œuvre pour clavier de Carl Philipp Emanuel Bach (Hänssler, 2014). Sous la même étiquette, paraît maintenant une intégrale Mendelssohn, patiemment élaborée entre mars 2018 et avril 2021, sur deux Bösendorfer captés dans la Haus der Klaviere Gottschling à Dülmen, cité de Rhénanie-du-Nord-Westphalie.

Un coffret dont l’ampleur surprend de prime abord, puisqu’au lieu des six disques habituellement proposés pour la musique pour piano solo de Mendelssohn (comme les gravures de Martin Jones ou celles, récentes, de Howard Shelley), ils sont ici au nombre de douze, méritant ainsi le qualificatif de super-intégrale. Nous lui préférons cependant celui de « laboratoire » du compositeur, puisque le projet de Markovina comprend toute une série de partitions et projets inachevés, étalés sur 27 ans d’existence, d’avril 1820 à avril 1847, fragments des plus réduits compris, certains se résumant à quelques poignées de secondes de musique. Le tout est présenté de manière chronologique, selon le catalogue MWV, établi par le musicologue allemand Ralf Wehner, publié par Breitkopf et Härtel en 2009. 

C’est donc à un parcours dans le temps que nous invitent ces deux cent cinquante plages variées, où l’on découvre bien sûr tous les Lieder ohne Worte (non regroupés, mais répartis puisque situés à leur date de composition), les caprices, fantaisies et scherzos, les études et les suites, les préludes et fugues, les sonates, les Variations sérieuses et toute une série de pièces diverses connues. Dans la notice, Ana-Marija Markovina propose une information sur le processus adopté lors de l’élaboration du coffret et fait part de sa reconnaissance envers le pianiste italien Robert Prosseda (°1975) qui a exploré pour Decca en neuf CD l’œuvre de Mendelssohn ; il a déjà enregistré des pages inédites et a mis à la disposition de sa collègue un matériel dont il disposait. La pianiste a eu aussi l’excellente idée d’ajouter un commentaire, qui n’est nourri parfois que de quelques mots, après l’intitulé de chaque plage. En voici deux exemples, choisis au tout début du premier disque : l’Allegro en do majeur d’avril 1820 est défini comme une petite étude virtuose qui exprime une pure joie de vivre, et le Klavierstück en sol mineur du même mois est décrit comme une pièce dramatique inspirée de Bach du Felix de 11 ans. La première dure 64 secondes, la seconde 47… On peut donc découvrir, livret en main, avec un intérêt qui ne se ralentit jamais, un laboratoire musical qui comporte maints essais interrompus, inachevés ou avortés, et se rendre compte de l’évolution d’un style qui révèle très tôt ses qualités de finesse, d’élégance, de lien avec les maîtres du passé, de romantisme délicat et nuancé, souvent chantant, nimbé de poésie et d’esprit ludique comme de fraîcheur et d’imagination.

Markovina inscrit son interprétation dans cette ligne et démontre qu’elle s’est pleinement investie dans ce projet, dont la vitalité et le dynamisme sont les qualités premières. Sensible, expressif, précis et soucieux du détail, son jeu dosé, qui ne néglige pas l’énergie, dévoile avec beaucoup de clarté tous les secrets, petits ou grands, d’un art pianistique séduisant, dont on ne se lasse pas de faire son miel. On lui sait gré d’apporter à chaque morceau, si minime soit-il, le soin qu’il mérite. Le son des instruments choisis participe pleinement au bonheur de l’écoute : généreux et chaleureux Bösendorfer dont la matière charnue et les subtiles nuances répondent idéalement au geste de la virtuose. En témoigne très vite une Sonate en fa mineur de novembre/décembre 1820 (écrite à onze ans), que l’on trouve sur le second CD, qui met en évidence les qualités de contrastes de l’Allegro initial, la méditation de l’Adagio et la lumière du Presto final

Il faut considérer cette interprétation dans sa globalité, et dès lors la situer comme une référence pour la totalité de son processus. On ne sera par ailleurs pas déçu si l’on ne veut s’attacher qu’aux partitions les plus connues, à commencer par les Lieder ohne Worte, répartis, nous l’avons signalé, selon leur date de composition, à partir du 14 novembre 1828. Ce tout premier, noté dans un album pour sa sœur Fanny à l’occasion de son 23e anniversaire, non retenu pour la publication, se situe entre le Rondo capriccioso op. 14 et un Scherzo en si mineur. Les proximités restituées à chacune de ces pièces leur confèrent un regain d’intérêt car elles les inscrivent dans un cadre d’atmosphères, comme celles que Mendelssohn entretient le 24 février 1835 (op. 53 n° 2) et le 15 mars qui suit (op. 30 n°6) entre un Allegro molto dédié à Clara Wieck et l’Andante tranquillo d’un chant de gondolier. On assimile ainsi très bien la démarche d’une carrière qui se traduit dans la continuité mélodique et une veine originale capable de varier les couleurs, les humeurs et les inspirations les plus diverses. 

Sans doute est-il préférable de ne pas assimiler en une fois ce très vaste panorama : il vaut mieux s’en imprégner patiemment, disque par disque, pour en goûter toute la saveur progressive. Ce coffret se révèle en tout cas indispensable pour tout mendelssohnien convaincu, mais aussi pour tout amoureux de la musique pour le clavier. Treize heures de plaisir ne se refusent pas ! 

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 9

Jean Lacroix 

 

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