Bien joué, "Le Démon" en impose !

par

Kostas Smoriginas © Tomas Kauneckas

"Le Démon" de Anton Rubinstein
Parmi les dix-huit opéras (dont six opéras sacrés) de Rubinstein, seul Le Démon, créé en 1875, est passé à la postérité et figure encore au répertoire. Il a même été enregistré par trois fois. Après l'avoir vu dans cette superbe exécution en concert, produite en première belge par La Monnaie, on comprend la raison de ce succès.

Il bénéficie tout d'abord d'un formidable livret, basé sur le célèbre poème de Mikhaïl Lermontov (1814-1841), oeuvre d'une vie. Qui est le Démon ? Un ange déchu, qui a gardé certains pouvoirs, qui "désire ardemment trouver dans l'amour d'une femme un refuge contre son désespoir et son ennui" (Rosa Newmarch). Il jettera son dévolu sur la princesse du Caucase Tamara, tuera son fiancé et la harcèlera jusqu'au couvent dans lequelle la veuve éplorée s'est cloîtrée. Après un long duo où chacun hésite encore, le baiser du Démon aura raison de Tamara, qui expire mais sera sauvée in extremis par son Ange gardien, en vertu de la pureté de son sacrifice. Le Démon reste seul, inconsolé, rejeté. Magnifique portrait de héros romantique, byronien en diable : on comprend que le rôle ait tenté les plus grands chanteurs, depuis le créateur Mielnikov (qui créa également Boris Godounov et le Prince Igor), jusqu'à Chaliapine ou Tita Ruffo. Il participe de tant de personnages maudits que l'on peut y voir un écho de Don Juan par son avidité de séduction, du Hollandais volant par sa recherche de rédemption, de Mefistofele par sa noire grandeur, du Juif Errant par la malédiction qui l'entache. La fascination qui trouble Tamara annonce déjà celle qu'exercera, sur Renata, l'Ange de feu de Prokofiev. La partition de Rubinstein n'est peut-être pas toujours à la hauteur du dessein grandiose qu'elle se propose d'illustrer, et certains choeurs sont fort académiques. Mais l'inspiration est souvent présente. Le malheureux fiancé, par exemple, le prince Sinodal, a droit à une jolie cavatine orientalisante et à une ode funèbre du plus bel effet. L'air de Tamara Nuit silencieuse à l'acte III est d'une grande pureté, et l'ensemble de l'acte II, lors de la décision de la princesse de prendre le voile, est d'une incontestable grandeur, dérivant en droite ligne du meilleur "Grand Opéra". Chef-d'oeuvre de lyrisme, le duo final entre les protagonistes forme le point culminant de l'opéra. Il est construit par séquences de plus en plus brèves et tendues, et la tension larvée tout au long de l'oeuvre éclate enfin : le mystère se révèle avec les sentiments qui osent se dévoiler. Les solistes se sont montrés à la hauteur des exigences de cette partition redoutable, et avant tout l'extraordinaire baryton lituanien Kostas Smoriginas, à la voix idéalement tragique; voilà un séducteur angoissé, sans doute, mais il est surtout grand dans son splendide isolement face au monde. Le timbre slave, et la tessiture étendue de Veronika Dzhioeva ont bien caractérisé le beau personnage de Tamara, héroïne russe aussi touchante que la Tatiana de Tchaikovsky à qui on l'a parfois comparée pour la pureté de son coeur. Les autres rôles ont moins d'importance mais étaient quasi tous parfaitement interprétés : le prince Sinodal bénéficiait de la très jolie voix du ténor Boris Rudak, le prince Goudal du timbre de bronze d'Ante Jerkunica, basse bien connue de l'Opera Vlaanderen, et le vieux serviteur, qui a de nombreuses phrases superbes à chanter, a frappé par l'excellence de son legato (Alexander Vassiliev). La sobre nourrice d'Elena Manistina remplissait adéquatement son rôle, comme le messager d'Igor Morozov. Seule Christianne Stotijn a franchement déçu en Ange, par un vibrato inquiétant qui affaiblissait l'impact de ses deux interventions. Un grand bravo aux forces conjointes de l'orchestre symphonique et des choeurs de la Monnaie, ainsi qu'à la Choraline et au Vlaams Radiokoor (chef des choeurs Martino Faggiani), tous sous la direction impérieuse de Mikhail Tatarnikov, pour l'impeccable mise en place d'une oeuvre longue et exigeante. Grâce à eux, et à la belle brochette de solistes, le public bruxellois, très nombreux et enthousiaste, a pu (re)découvrir un opéra qui tient parfaitement la route, tant au niveau du drame incarné qu'à celui de la qualité musicale. C'est là l'une des tâches d'une maison d'opéra - que La Monnaie a parfaitement remplie.
Bruno Peeters
Bruxelles, La Monnaie, Palais des Beaux-Arts, le 21 janvier 2016

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