Cantates inédites d’Alessandro Scarlatti,  au rendez-vous de la passion 

par

Alessandro Scarlatti (1660-1725) : Cantate da camera : Al fin m’ucciderete H 21 ; Sarei troppo felice H 631 ; Sento nel core certo dolore H 655 ; La Lezione di Musica H 547 ; Là dove a Mergellina H 356. Toccatas, Allegro et Menuet pour clavecin. Lucile Richardot, mezzo-soprano ; Philippe Grisvard, clavecin. 2022. Notice en anglais, en français et en allemand. Textes des cantates en italien. 69.58. Audax ADX 11206.

Le présent programme, puisé dans le style de la maturité d’Alessandro Scarlatti, est une brillante illustration du catalogue prolifique des cantates du compositeur (environ 480 d’attribution certaine). L’exemplaire notice, signée par le claveciniste Philippe Grisvard, précise que la sélection finale se limite aux cantates pastorales d’après 1700, alors que le langage de Scarlatti a déjà atteint son zénith. L’opéra étant devenu presque clandestin dans la Rome papale de la seconde moitié du XVIIe siècle, c’est la cantate qui permet aux poètes et aux musiciens de faire connaître leurs talents dramatiques, à raison d’une fois par semaine, dans des salons de l’aristocratie et de la curie. Parallèlement, un courant d’idées littéraires qui prône un retour à la poésie pastorale est créé en 1690, sous le nom d’« Academia degli Arcadi », ouvrant largement la porte au genre de la cantate de tendance arcadienne. Dès 1706, Scarlatti en fait partie, sous un pseudonyme. Grivard précise que le compositeur prolonge alors un congé à Rome où il espère trouver une meilleure situation que celle qu’il occupe à Naples, comme Maestro di capella du vice-roi.

Le décor et le moment étant fixés, on a le plaisir de découvrir quatre cantates inédites sur les cinq ici programmées. Et c’est un enchantement assuré ! Avant de les aborder, il faut signaler à quel point l’importance de la basse continue, ici le clavecin, est capitale. Grisvard, principal claveciniste de l’Ensemble Diderot, joue sur un splendide instrument italien, un Facchini de 2002 inspiré du XVIIIe siècle, à la sonorité séduisante. Le programme s’ouvre par un délicieusement bref Allegro en sol mineur, suivi de la cantate Al fin m’ucciderete, qui date de juillet 1705, au sein de laquelle la voix fait part de ses tourments. C’est un peu le thème de cristallisation des cantates arcadiennes. On se plaint, on se lamente, parce que l’objet de l’affection ou de la passion n’est pas présent ou ne répond pas à l’amour ressenti. Dans la suivante, Sarei troppo felice, qui pourrait être de 1702, le poème sort de la plume du Cardinal Pamphili qui est un protecteur de Scarlatti ; Philippe Grisvard le qualfie de cantilène langoureuse et particulièrement suave. L’idée d’insérer des pages pour clavecin en guise d’interludes apporte à l’écoute une atmosphère bienvenue. 

Une Toccata en la mineur, quelque peu dramatique, avec des arpèges improvisés, vient s’insérer avant la troisième cantate inédite, Sento nel core certo dolore, de nature plus légère, que prolonge un Menuet en mi mineur au clavecin. Le climat aérien est créé pour La Lezione di Musica, qui évoque les audaces du berger Thyrsis qui veut conquérir le cœur de la belle Chloris dont il est amoureux. Ici, l’action joue sur les notes de musique pour démontrer, de façon assez humoristique, l’échec du berger. Une autre vibrante Toccata en sol mineur sert de transition vers Là dove a Mergellina, datée de 1725, année du décès de Scarlatti, dont c’est sans doute la dernière cantate. Naples réapparaît, car Mergellina, petit port pittoresque devenu touristique sur la baie, aurait pu servir de fantasme arcadien. Cette page se présente non pas comme un chant du cygne, mais comme un dernier cri de rage et de défi lancé par le compositeur à la carrière troublée. Philippe Grisvard souligne le fait que Scarlatti a choisi de revenir virtuellement à Naples (où il est décédé) dans cette cantate où le héros qui a quitté la cité en raison d’un amour malheureux y revient, incapable de trouver la paix, pour y mourir.

Ce régal vocal et instrumental est servi de façon incomparable par les deux partenaires, ce terme prenant ici un sens très concret. Si les cantates ont été initialement prévues pour un castrat, la voix de Lucile Richardot, profonde, chaude et nuancée, aux couleurs d’une diversité qui se renouvelle sans cesse, est idéale pour ce répertoire. Elle prend soin des mots qu’elle peaufine avec un goût très sûr, tout en assurant une confondante expressivité poétique. Au clavecin, le jeu de Philippe Grisvard est d’une absolue séduction ; il assure sa part de dialogue avec la voix de manière riche et équilibrée. Un album de premier rayon, qui entraîne un regret : celui de ne disposer du texte des poèmes qu’en italien. Pour les traductions, il faut aller sur le site du label Audax. En adoptant une autre disposition de la copieuse brochure d’accompagnement, il aurait certainement été possible de permettre leur accès immédiat sur papier.

Son : 9  Notice : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

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