Le drame beethovénien, d’oratorio en musique de scène : deux nouvelles parutions

par


Ludwig van Beethoven
(1770-1827) : Christus am Ölberge, Op. 85. Sebastian Kohlhepp, ténor. Eleanor Lyons, soprano. Thomas Bauer, basse. Philippe Herreweghe, Orchestre des Champs-Élysées, Collegium Vocale Gent. Mars 2022. Livret en anglais, français, allemand, néerlandais ; paroles en allemand et traduction en anglais et français. TT 47’26. Phi LPH039

Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Egmont, musique pour le drame de Goethe Op. 84. Zur Namensfeier, ouverture en ut majeur Op. 115. Christina Landshamer, soprano. August Zirner, récitant. John Fiore, Orchestre de la Radio de Munich. Février-mars 2022. Livret en anglais, allemand ; paroles en allemand et traduction en anglais. TT 55’45 + 42’50. BR Klassik 900340

Le flot des parutions nous amène deux albums captés en février-mars 2022, et deux opus qui se succèdent dans le catalogue du Maître de Bonn. Des œuvres de second plan, et pas les mieux représentées au sein de sa pléthorique discographie, même si elles bénéficient d’enviables références (un défricheur comme Hermann Scherchen enregistra les deux). Que ce soit au travers de la figure du Christ ou du Comte d’Egmont, ces deux partitions illustrent la souffrance individuelle au nom d’un idéal supérieur, -une thématique que l’on retrouvera dans Fidelio.

Créé au Theater an der Wien en avril 1803, Christus am Ölberge demeure l’unique essai de Beethoven dans le genre de l’oratorio. Les Évangiles synoptiques évoquent l’agonie dans l’oliveraie de Gethsémani et l’arrestation par la milice du Sanhédrin. Le livret s’inspire de ce récit biblique, respecte certains détails comme l’hématidrose, mais musicalement, la verve dramaturgique, le caractère opératique s’écartent de la profondeur que l’on attendrait de ce fondamental épisode de la Passion, au profit d’un humanisme héroïque, menant de l’abattement au triomphe de la rédemption.

Les anciens témoignages gravés par Scherchen (Westminster, septembre 1962) et Eugene Ormandy (CBS, avril 1963) servaient la narration avec densité et générosité. À l’occasion du bicentenaire surgirent quelques autres jalons : Bernhard Klee à Vienne (DG, 1970), Helmut Koch à Berlin (Eterna, 1970), Volker Wangenheim à Bonn (HMV, 1971 avec rien moins que Nicolai Gedda et Hans Sotin). Sans les citer tous, mentionnons ensuite Serge Baudo à Lyon (Harmonia Mundi, 1986), Helmuth Rilling à Stuttgart (Hänssler, 1994), Kent Nagano à Berlin (Harmonia Mundi, 2003), Christoph Spering (Naïve, 2008), Simon Rattle à Londres (LSO, février 2020), et même Nikolaus Harnoncourt en juillet 2007 à Stainz, révélé dans le CD 38 d’un gros coffret Sony. Dans cette chronologie, on observera que les plus récents ne sont pas forcément assujettis à la sveltesse « historiquement informée », si l’on considère la monumentalité de Leif Segerstam (Naxos, 2017).

On se doute toutefois que l’approche de Philippe Herreweghe relève d’une esthétique conforme au préromantisme, dans le sillage haydnien. Certes l’Introduzione laisse craindre un orchestre trop diaphane pour planter le sombre décor, mais passé ce portique évanescent, l’interprétation séduit par sa finesse, sa vivacité et sa transparence, qui s’anime dans une superbe incarnation du O Heil euch, ihr Erlösten. Pierre d’achoppement de cette production, les trois chanteurs s’acquittent avec autant de probité que d’indifférence aux rôles. Fier acabit du Heldentenor, Sebastian Kohlhepp endosse un Christ comme on enfile un fade costume de gendre qui ne veut déplaire. D’une légèreté mozartienne, le Séraphin d’Eleanor Lyons vogue sur les mots et sa partition en renonçant à l’intelligibilité de la diction. Mieux venu, Thomas Bauer pour un Petrus ardent et protecteur.

La palette des émotions n’est pas surjouée mais s’intègre à un canevas où l’orchestre des Champs-Élysées apporte sa palette iridescente, tramée par ses archets nervurés et colorée par ses délicats souffleurs. Les ombres ne sont jamais épaisses, la lumière inonde le tableau, enrobant de soyeux drapés, à l’instar de l’Agonie dans le jardin (c. 1610) peinte par Le Greco. On saluera en premier lieu le Collegium Vocale, idéal de subtilité, de précision, d’éloquence, par exemple dans le Hier ist er, der Verbannte où la disposition scénique a le bon goût de distinguer spatialement le chœur des soldats et celui des disciples, qui se superposent comme des filigranes. Délicieux effet. L’ample prise de son participe d’ailleurs pleinement au relief de l’écoute.

Hermann Scherchen (Westminster, 1954), George Szell (Decca, 1969), Herbert von Karajan (DG, 1969) : au moins trois grandes baguettes nous intéressèrent à la musique de scène conçue autour d’Egmont, aussi célèbre pour son ouverture qu’ignorée pour les autres numéros : quatre entractes, deux Lieder, un mélodrame sur la mort de Clärchen (impuissante à soulever le peuple de Bruxelles pour sauver le héros emprisonné), et une symphonie de victoire, qui résonne comme le triomphe de la liberté inaliénable et la résistance à l’oppression. Malgré des opinions politiques bien différentes de Goethe, Beethoven puisa dans la pièce une inspiration que salua Ernst T.A. Hoffmann (1776-1822).

Pour autant, passé ce chef-d’œuvre qu’est l’Ouverture, ces scènes campées dans le décor du soulèvement des Países Bajos contre Philippe II ne ménagent pas une importante marge d’exécution. John Fiore s’en tire avec fiabilité, sans pousser la caractérisation dans ses retranchements ni soutirer toue la magie des volets évolutifs comme le troisième Zwischenspiel où s’immisce progressivement la tyrannie. Sans être fanatique de la publication de live, on suppose qu’un écho de concert public aurait permis de réveiller cette prestation un peu privée de spectacle.

En tout cas, Christina Landshamer est immédiatement touchante dans ses deux airs Die Trommel gerürhet et Freudvoll und Leidvoll. À noter que le double-album propose un disque avec les narrations (dommage qu’elles soient enregistrées en studio, ce qui casse la continuité d’ambiance) et un autre avec la musique seule. Celui-là est complété par le rarissime et pompeux Zur Namensfeier (Jour de Fête) créé à Vienne à Noël 1815, et qui prolonge l’esprit de la Siegessymphonie d’Egmont (Karajan l’avait d’ailleurs enregistré lors des mêmes sessions). Dommage que la notice n’en dise un traître mot, et ne reproduise pas le texte dit par August Zirner, « nouvellement aménagé » d’après le livret original nous assure-t-on pourtant.

Christophe Steyne

Phi : Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 8 – Interprétation : 8

BR Klassik : Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 8 – Interprétation : 7

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