Concours de cantates pour le prestigieux Thomaskantorat de Leipzig en 1723
Leipzig 1723. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Jesu nahm zu sich die Zwölfe BWV 22 ; Du wahrer Gottund Davids Sohn BWV 23. Christoph Graupner (1683-1760) : Lobet den Herrn alle Heiden GWV 113/23b ; Aus der Tiefen rufen wir GWV 1113/23a. Georg Philipp Telemann (1681-1767) : Ich muss auf den Bergen weinen und heulen TWV 1:851. Ælbgut. Isabel Schicketanz, soprano. Stefan Kunath, alto. Florian Sievers, ténor. Martin Schicketanz, basse. Yves Ytier, violon & Konzertmeister. Capella Jenensis. Livret en anglais, allemand (paroles des cantates en allemand sans traduction). Juillet 2022. TT 76’54. Accentus Music ACC30598
Même si le talent de Bach était déjà reconnu par ses contemporains, il fut un temps où son génie n’était pas encore admiré primus inter pares, et bien loin de celui que la postérité lui accorda. C’est ce que rappelle cette anecdote parmi les plus surprenantes de l’histoire baroque : après vingt ans de bons et loyaux services, la mort de Johann Kuhnau en juin 1722 laissa vacant le poste de Cantor à la Thomaskirche de Leipzig, -une éminente fonction de la vie musicale de l’Allemagne protestante. La cité organisa une compétition pour sa succession, dont le palpitant livret du CD retrace en détail les atermoiements, durant de longs mois. Un récent disque du Capricornus Consort Basel avait déjà transposé et un peu fantasmé, dans le champ instrumental, les rivalités entre les protagonistes.
Par défection de Georg Philipp Telemann, profitant de cette tentative d’embauche pour renégocier la rétribution de son employeur, puis de Christoph Graupner, déjà respectivement engagés dans les villes de Hambourg et Darmstadt, le choix se replia sur Bach, alors Kapellmeister de Köthen, et qui fut finalement nommé en avril 1723, en troisième recours. Et encore un membre du conseil municipal, Abraham Christoph Platz, avait-il hésité à rouvrir la sélection en faveur d’un obscur musicien de la ville de Pirna ! En osant cette assertion restée fameuse : puisque la ville ne put s’attirer les meilleurs, on se contentera du moins bon, dédaignant implicitement Bach estimé moins désirable que Graupner, bien que celui-ci se fût désisté en sa faveur.
Pour départager les concurrents, des cantates leur avaient été demandées. Le présent album présente celles des trois principaux candidats. Pour Telemann, Ich muss auf den Bergen weinen und heulen, la seule des deux cantates de circonstance dont texte et musique furent préservés. En l’occurrence sur le sujet de la prophétie de la Jérusalem déchue, précédée par une douceâtre aria rehaussée de flûte et chromatisme. En revanche, les deux contributions de Graupner sont parvenues jusqu’à nous : la brève et dolente Aus der Tiefen rufen wir, et l’éclatante Lobet den Herrn alle Heiden avec trompettes et timbales dans l’hymne final, déployée sur une vingtaine de minutes. Plus intériorisées sont les BWV 22 et 23 que l’impétrant écrivit pour ce dimanche de Quinquagésime, notamment le suggestif duo d’entrée Du wahrer Gottund Davids Sohn, ciselant un délicat tableau de l’aveugle dans l’attente de sa guérison.
Depuis sa fondation en 2018, l’ensemble Ælbgut s’est distingué par son approche transparente et solistique du répertoire, que ce soit dans la Messe en si mineur réduite à cinq chanteurs, ou la Passion selon Saint Jean à une voix par partie -leur tout premier enregistrement, avec le Wunderkammer de Berlin, chez Coviello Classics. On ne s’étonnera donc pas que le présent album confie les épisodes choraux au quatuor formé par Isabel & Martin Schicketanz, Stefan Kunath et Florian Sievers. La Capella Jenensis offre un accompagnement orchestral de la même finesse : souple et expressif, porté par des tempi souvent très allants. Voilà qui esquisse un portrait aussi virtuose que touchant de ce panel de cantates courtisant les édiles de la cité saxonne.
Son : 9 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10
Christophe Steyne