Autour de Bach : trois programmes instrumentaux aux intentions parfois peu évidentes

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The Imaginary Book of J.S. Bach. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : extraits des cantates BWV 24, 29, 36, 169, 182 (arrangements) ; Prélude de choral Vor deinen Thron tret' ich hiermit BWV 668. Sonate en trio de L’Offrande musicale BWV 1079. Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) : Sonate en trio en si bémol majeur Wq 161/2. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Adagio & Fugue K. 404a. Café Zimmermann. Karel Valter, traverso. Pablo Valetti, violon. Petr Skalka, violoncelle. Céline Frisch, clavecin. Livret en français, anglais, allemand. Novembre 2020. TT 74’24. Alpha 766

Leipzig 1723. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Concerto en fa majeur BWV 1057. Christoph Graupner (1683-1760) Concerto en fa majeur GWV 323. Johann Friedrich Fasch (1688-1758) : Sonate en ré mineur FaWV N:d3 ; Concerto en fa majeur FaWV L:F6. Georg Philipp Telemann (1681-1767) : Quatuor en sol mineur TWV 43:g4 ; Concerto en ut majeur TWV 51:C1. Stefan Temmingh, flûte à bec. Capricornus Consort Basel. Peter Barczi, Éva Borhi, violon. Sonoko Asabuki, alto. Daniel Rosin, violoncelle. Michael Bürgin, violone. Julian Behr, théorbe, guitare. Wiebke Weidanz, clavecin, flûte à bec. Sebastian Wienand, clavecin (BWV 1057). Août 2020. Livret en anglais, français, allemand. TT 66’03. Accent ACC 24375

The Hidden Reunion. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Concerto brandebourgeois no 6 en si bémol majeur BWV 1051 ; Suite d’orchestre no 2 en si mineur BWV 1067. Georg Philipp Telemann (1681-1765) : Suite pour viole de gambe et cordes en ré majeur TWV 55D:6. Rainer Zipperling, viole de gambe. Michael Schmidt-Casdorf, flûte. Marc Destrubé, violon. Orchestra of the Eighteenth Century. Livret en néerlandais, anglais, français, allemand. Mai et août 2021. TT 60’46. Glossa GCD 921130

Ces trois nouvelles parutions cultivent les points communs : des œuvres relativement célèbres autour de Johann Sebastian Bach, par trois ensembles éminents, dont la prestation ne démérite leur réputation, assemblées dans des programmes dont nous n’avons pas percé toutes les intentions voire l’opportunité de tels couplages. 

Sur le disque de Café Zimmermann, un trompe-l’œil du peintre flamand Cornelis Norbertus Gysbrechts abrite un « livre de musique imaginaire » que la notice de Nicolas Derny nous présente comme un « évangile sans parole ». Principalement tiré de l’univers des cantates. La trépidante Sinfonia de la Wir danken dir, Gott est séparée du Hallelluja, Stärk und Macht par deux opus de Carl Philipp Emanuel (une fringante Sonate) et Mozart empruntant à… deux œuvres du Cantor (BWV 527 et 1080) au gré d’un Adagio et Fugue. Au sujet de cet étrange attelage pour trio à cordes, on relira volontiers A new light shed on the origin of Mozart's KV 404a and 405 through the recent source study of J. S. Bach's Well-Tempered Clavier II de Yo Tomita (Université de Belfast). Le parcours poursuit avec la Sinfonia de Himmelskönig, sei willkommen, puis les arias Gott soll allein mein Herze haben, Schwingt freudig euch empor et Ein ungefärbt Gemüthe, sans que l’on décèle les raisons de cet itinéraire.

Si ce n’est que l’on converge vers des sphères élevées : la Sonate de L’Offrande Musicale, et enfin le sublime et emblématique Vers ton trône je m’avance, qui clôt les dix-huit « Chorals de Leipzig » pour orgue, et ultime image de la créature comparaissant au pied de son créateur. Quels que soient le prétexte et la part d’arbitraire de ce voyage d’une heure et quart, la qualité de jeu est suprême, ce qui n’étonnera guère venant de cet ensemble qui nous émoustille depuis une vingtaine d’années. Tant par la qualité individuelle de ses musiciens que par le charisme du travail d’équipe. Réuni autour du clavecin de Céline Frisch, le quatuor se distingue ici par la pertinence de ses arrangements et par une prestation captivante de bout en bout.

Le 5 juin 1722, Johann Kuhnau tirait sa révérence et laissait vacant son poste de Cantor de Leipzig. Un an plus tard, le 1er juin 1723, Johann Sebastian Bach lui succéda officiellement à cette fonction en la prestigieuse Thomaskirche, au terme d’un processus de candidature qui avait confronté les compositeurs réunis sur cet album. Aussi étrange que cela paraisse avec le recul de l’histoire, Bach n’était pas favori et fut considéré en troisième recours, un membre du comité osant cette assertion restée fameuse : puisque la ville ne put s’attirer les meilleurs, on se contentera du moins bon… Telemann resta fidèle à son enviable situation à Hambourg, tout en profitant de l’occasion pour renégocier sa rétribution. De même, Graupner ne quitta pas Darmstadt mais son maître y augmenta son salaire. Le plus jeune, Fasch, s’était entretemps désisté, appelé par une charge de Kapellmeister à Zerbst.

Les œuvres ici rassemblées ne participèrent aucunement à la procédure de sélection, qui d’ailleurs n’opposa pas frontalement les concurrents, toutefois leur format similaire permet d’envisager l’art de chaque compositeur, exprimé dans des sonates et concertos chambristes avec flûte à bec. La flagrante interprétation n’appelle qu’éloge pour chaque pupitre, au premier chef le soliste Stefan Temmingh, sensible et virtuose, voire virtuose en diable dans l’allegro du concerto de Fasch, et dans le finale du concerto de Telemann (les coups de langue intrépides !). Dans le BWV 1057, dérivé du quatrième Brandebourgeois, Stefan Temmingh est rejoint par Wiebke Weidanz qui prend la seconde flûte, laissant le clavecin à Sebastian Wienand, prodigieux de flamme et d’invention dans le dernier mouvement. Le violone de Michael Bürgin, les cordes pincées de Julian Behr inculquent le relief nécessaire. L’équipe d’archets anime avec ardeur, finesse et précision. Fût-elle un prétexte, la compétition pour le Kantorat nous vaut un admirable disque. Très claire prise de son, même si le haut niveau de gravure nécessite de tempérer l’amplification pour mieux profiter de ce stimulant spectacle. Un des plus charismatiques et réjouissants que nous ayons découvert ces derniers mois.

The Hidden Reunion : une rencontre entre Bach et Telemann dont la musicologie n’aurait gardé trace ? La réunion cachée, secrète… masquée… ? On n’a toujours pas saisi le sens du titre de cet album Glossa dont la notice s’abandonne à des considérations mièvres, compassées, maussades autour de la renaissance de l’Orchestre du XVIIIe Siècle après la disparition de Frans Brüggen, autour des restrictions de circulation et de réunion imposées par l’épidémie et les contraintes d’exécution qui s’appliquèrent à ces sessions. Celles-ci regroupent principalement des archets (« trop dangereux de jouer avec les instruments à vent »), hormis la flûte délicatement ambrée de Michael Schmidt-Casdorf dans la célèbre Suite en si mineur BWV 1067. Interprétation fine et presque désabusée : un état d’esprit rare dans ce répertoire, même pour cet opus doux-amer. « Dans le studio, il règne une atmosphère de concentration extrême et de dévouement grave » relate le livret. On ne saurait mieux résumer le morne sentiment qui s’empare de l’écoute de la Suite de Telemann, platement tissée par un orchestre huilé en mode routine, et par une prestation soliste énergique mais sans relief sonore. La lecture aérienne et infiniment poétique du sixième Brandebourgeois, quoiqu’anesthésiée par un tempo léthargique, séduira du moins les âmes sensibles et ennemies du tumulte.

En ces temps compliqués voire douloureux pour les artistes et les espaces culturels, on comprend la nécessité d’œuvrer, d’enregistrer, et on salue la volonté de partage qui émane de ces musiciens émérites. Toutefois, au-delà de notre solidarité, on doit admettre que les respectables motivations ne produisent pas forcément les meilleurs disques. Puisque la notice nous dit encore « il y eut souvent du temps pour étudier une nouvelle œuvre soliste ou pour lire de la littérature spécialisée » : on se demande pourquoi ce CD se présente avec des opus aussi rabâchés, dans des interprétations pâles, consensuelles, qui se heurtent sans argument décisif à une abondante discographie où, privées de l’émotion du contexte et de l’écrin d’une prose complaisante, elles risquent de passer inaperçues et de ne point laisser de trace.

Christophe Steyne

Alpha : Son : 9,5 – Livret : 8 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 10

Accent : Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 10

Glossa : Son : 8 – Livret : 4 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 6,5

 

 

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