Dalinda de Donizetti, 185 ans de purgatoire avant une première mondiale

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Gaetano Donizetti (1797-1848) : Dalinda, drame en trois actes. Lidia Fridman (Dalinda), Luciano Ganci (Ildemaro), Paolo Bordogna (Acmet), Yajie Zhang (Ugo d’Asti) ; Chœurs et Orchestre du Berliner Operngruppe, direction Felix Krieger. 2023. Notice et synopsis en allemand et en anglais. Livret complet en italien, sans traduction. 102’ 20’’. Un coffret de deux CD Oehms 0C 989.

La citation de Jean de La Fontaine « Patience et longueur de temps/ Font plus que force ni que rage », tirée de la fable Le Lion et le Rat, pourrait parfaitement s’appliquer à cet opéra ressuscité de Donizetti ou, plus précisément, reconstitué avec patience par la musicologue italienne Eleonara Di Cintio. Pour mener son entreprise à bien, cette spécialiste, qui est aussi conseillère pour Opera Rara, a rassemblé des fragments épars découverts dans des archives, à Bergame, Naples et même Paris. Prévu pour le théâtre San Carlo napolitain en 1838, Dalinda n’a jamais vu le jour avant la présente production. Le travail mis au point par la musicologue a fait l’objet d’une édition chez Ricordi en 2023.

Le livret est de la main de Felice Romani, poète et critique musical originaire de Gênes (1788-1865), qui a rédigé près d’une centaine de textes pour un grand nombre de compositeurs, parmi lesquels Mayr, Mercadante, Thalberg, Nicolai, Meyerbeer (Margherita d’Anjou), Rossini (notamment Il Turco in Italia), Verdi (Un Giorno di regno), Bellini (dont Il Pirata, La Sonnambula, Norma et Beatrice di Tenda), plusieurs Donizetti, et non des moindres, comme Anna Bolena ou Lucrezia Borgia d’après Victor Hugo. Mais le livret de Dalinda va se voir totalement rejeté par la censure, une mésaventure qui va se renouveler pour Poliuto, sur un livret de Salvatore Cammarano, d’après une tragédie de Corneille. Le motif dans le cas de Dalinda ? Le refus de montrer des meurtres par empoisonnement. Donizetti, parti peu de temps après pour tenter sa chance à Paris, a-t-il abandonné, oublié ou perdu sa partition ? Le mystère demeure, mais en tout cas elle n’a jamais été jouée, jusqu’à cette version semi-scénique du 14 mai 2023 au Konzerthaus de Berlin. 

On avouera que le livret, qui présente quelques similitudes avec celui de Lucrezia Borgia (1833), est complexe, sinon touffu. L’action se déroule dans l’ancienne Perse, avec pour toile de fond la violente opposition religieuse entre musulmans et chrétiens. Dalinda, fille d’un chef ismaélite, est la mère d’un fils illégitime, Ildemaro, né avant son mariage avec le prince Acmet, ce qu’ignore ce dernier. Elle est détestée par les chevaliers, dont elle a fait assassiner un certain nombre. Une fête est organisée pour donner de l’éclat à un armistice entre les combattants. Ildemaro, qui a été élevé par une nourrice chrétienne, est présent, à la recherche de sa vraie mère. Dalinda le rencontre et le reconnaît, sans lui avouer la vérité. Ildemaro éprouve des sentiments pour elle, ce qui provoque la jalousie d’Acmet, qui se croit trompé. Tout finira dans l’horreur : dénoncée par les chevaliers, Dalinda est défendue par Acmet. Mais la condamnation tombe : ce sera la mort par empoisonnement, Ildemaro y compris, auquel Dalinda aura enfin révélé son secret avant d’être exécutée. Une série de péripéties viennent se greffer sur une action haute en couleurs. Pleine de fougue et de vitalité, la partie musicale, qui, comme le livret, contient l’une ou l’autre réminiscence de Lucrezia Borgia, révèle une riche orchestration : flûtes, hautbois, clarinettes, bassons et trompettes par deux, quatre cors, trois trombones, piccolo, harpe, percussion et cordes. Les airs sont enlevés, bien articulés dans la tradition donizettienne ; les duos, trios ou ensembles, chœurs compris, retiennent l’attention de façon constante. 

La distribution vocale est excellente et rappellera des souvenirs au public belge, bruxellois et liégeois. Le rôle-titre est confié à la jeune soprano russe Lidia Fridman (°1996), qui a étudié dans son pays avant de se perfectionner en Italie. Elle a été de la création à Bergame, en 2019, d’une autre rareté de Donizetti, L’Ange de Nisida, où elle a incarné la comtesse Sylvia (première mondiale en vidéo chez Dynamic). Elle a été aussi une convaincante Norma, en partage avec Sally Matthews, à la Monnaie de Bruxelles en décembre 2021. Cette cantatrice, qui s’est déjà produite dans Mozart, Verdi ou Richard Strauss, a assuré le rôle de Lucrezia Borgia avec succès, à Budapest en novembre 2021. Donizetti convient très bien à cette voix magnifique et rayonnante, dont on saluera la qualité du timbre, les aigus impeccables et le sens du drame. Il va falloir suivre de près la carrière de Lidia Fridman, qui nous ravit tout au long de cette Dalinda, à laquelle elle donne une vraie dimension. 

Le Romain Luciano Ganci (°1982) est un Ildemaro très à l’aise, vaillant, sinon héroïque. Ce ténor à la voix puissante a déjà été applaudi à l’Opéra Royal de Wallonie dans Alzira de Verdi (rôle de Zamoro) en novembre 2022, et dans Adriana Lecouvreur de Cilea (Maurizio, comte de Saxe) en avril 2023. On appréciera son édifiant solo de la scène I de l’Acte III. C’est la basse Paolo Borgogna (°1972) qui tient le rôle d’Acmet. Ce spécialiste de Rossini, invité régulier à Pesaro, donne à la figure du prince tout son poids de noblesse. On citera encore, dans une distribution par ailleurs équilibrée, mais pas toujours idéale pour la prononciation de l’italien, la prestation, en Ugo d’Asti, de la contralto chinoise Yajie Zhang, membre de l’Opéra de Leipzig, qui a déjà chanté Gounod, Rossini, Verdi et Wagner. Les interventions des chœurs sont de qualité. Quant aux musiciens du Berliner Operngruppe, ensemble fondé en 2010 par Felix Krieger (°1975) pour servir un répertoire peu fréquenté (on compte à leur actif Iris de Mascagni, enregistré chez Oehms en 2021), ils sont dynamiques, dans cette soirée en public, menés par la baguette investie de leur chef qui ne ménage pas les beaux élans d’une partition, dont la découverte plaira aux amateurs de raretés.

Son : 8,5  Notice : 9  Répertoire : 8,5  Interprétation : 9

Jean Lacroix      

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